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Le géant aux pieds d'argile
Le géant aux pieds d'argile
Pierre Buhler
PARIS – La "guerre des devises" qui commence va probablement dominer les discussions du sommet du G20 à Séoul. Elle doit être évaluée au regard de la nouvelle répartition des pouvoirs sur l'échiquier mondial – une répartition qui a évoluée en seulement deux ans, du fait de la première crise de l'économie mondialisée.
Elle a laissé nombre de pays développés dans une situation économique si difficile qu'ils se débattent encore aujourd'hui pour se redresser. A l'opposé, après une courte phase de ralentissement, les pays émergeants sont parvenus à relancer le moteur de la croissance et progressent maintenant à toute allure, avec des taux de croissance impressionnants.
Tout cela a eu également des conséquences financières et monétaires. Même si aucune devise n'est encore en position de remplacer le dollar au sein des réserves mondiales, ce "privilège exorbitant", ainsi que De Gaulle l'avait formulé, fait maintenant l'objet d'attaques en douce. En mars 2010, la groupe "ASEAN + 3" (les pays de l'ASEAN auxquels s'ajoutent la Chine, le Japon et la Corée du Sud) a créé un fonds d'aide d'urgence de 120 milliards de dollars dans le cadre de "l'Inititative de Chiang Mai". Cette fois-ci, contrairement à ce qui s'était passé en 1997, les USA n'ont même pas tenté de torpiller cet embryon de "Fonds monétaire asiatique".
Après avoir bien réagi à la crise dans un premier temps, l'Europe est entrée dans une zone de tempête lorsqu'elle a été confrontée à la perspective d'un défaut de remboursement de la dette publique grecque. La "crise au sein de la crise" a mis en évidence la faible gouvernance de la zone euro et avivé les doutes quant à la viabilité d'une union monétaire comportant de telles différences en matière de compétitivité entre ses membres.
La crise a aussi intensifié les problèmes politiques. Le Japon, sans doute le pays le plus touché par la récession mondiale, est confronté à une grave crise morale et démographique, ainsi qu'à une crise de gouvernance - ce qui c'est traduit récemment par la perte de son statut de deuxième puissance économique mondiale au profit de la Chine. En Europe, les divergences entre les dirigeants ont mis en évidence le manque de solidarité pour défendre les idéaux européens et la persistance des égoïsmes nationaux, alors que depuis la fin de la Deuxième Guerre mondiale le projet européen s'était défini par leur refus.
Enfin, la crise a ébranlé la domination idéologique de l'Occident. Dans les décennies précédentes, les crises financières naissaient dans les pays émergents, traités d'un ton moralisateur et condescendant par un Occident supposé "vertueux". Mais cette fois-ci, nourrie par le dogme de la résilience des marchés et leur capacité d'autocorrection, la tempête s'est formée au cour même de l'économie mondiale, les USA.
La réaction naturelle reste souvent, comme dans le passé, de considérer l'économie américaine qui domine le reste du monde avec ses 14 000 milliards de PIB comme moteur du redémarrage économique de la planète. Il est vrai que les USA conservent un avantage en raison de leur capacité d'innovation, de leur avance technologique, de leur esprit d'entreprise et de leur optimisme indéfectible.
Mais le doute va croissant. Le moteur économique de la planète qui pendant des décennies a joué le rôle de stabilisateur économique mondial semble être en difficulté. Une industrie civile de moins en moins compétitive, le fardeau des engagements militaires à l'étranger, la stagnation des salaires : tout cela indique que le géant américain est probablement fatigué.
Le signe le plus inquiétant est néanmoins le poids croissant de la dette publique américaine – maintenant à hauteur de 95% du PIB - qui devrait atteindre 18 400 milliards de dollars en 2018 selon les estimations les plus prudentes du GAO (l'organe de contrôle indépendant des comptes publics du Congrès américain). Si l'on y ajoute le passif lié à la Sécurité sociale et à Medicare, les USA sont confrontés à un niveau de dette sans précédent en période de paix.
Le coté paradoxal de la situation est qu'au moment où son pouvoir hégémonique tend à s'effacer, pour rester à flot l'Amérique doit compter de plus en plus sur des créanciers étrangers, en premier lieu la Chine. Malheureusement, la proverbiale pagaille politique de Washington ne laisse guère d'espoir de trouver une solution, ce qui ajoute à cette impression d'un géant aux pieds d'argile.
L'alternative à un monde dans lequel l'Amérique est garante de la prospérité et de la stabilité générale dans le cadre d'un ordre libéral est un monde de plus en plus conflictuel, dominé par le mercantilisme, le protectionnisme et des guerres de devises. Seul un accord multilatéral entre les principaux acteurs peut garantir un ordre mondial acceptable. Cette idée a fait des avancées fin 2008, quand le forum technique du G20 a été rapidement transformé en un sommet des chefs d'Etats, responsable de la gouvernance mondiale. Englobant toutes les grandes économies émergeantes, ce G20 rénové est détenteur d'une légitimité qui faisait défaut au G7.
Mais le G20 pourra-t-il tenir ses promesses ? Ainsi que le chaos de la conférence de Copenhague sur le réchauffement climatique l'a amplement démontré en décembre, tant le nombre de membres autour de la table que les différences entre eux (y compris entre pays émergeants) ne présagent rien de bon pour l'avenir. La "guerre des devises" qui se déroule actuellement est encore un autre signe de ce désordre.
Certes, ne serait-ce qu'en raison de sa puissance militaire et de ses nombreuses alliances, les USA resteront une grande puissance dans le futur prévisible. Si son orgueil démesuré et la crise ont sérieusement ébranlé la seule "hyperpuissance" de la planète, aucun ordre multipolaire n'a émergé pour remplacer "l'ère unipolaire" américaine. Les USA sont devenus une "puissance par défaut", parce que leur rival le mieux placé, la Chine, est comme elle le reconnaît elle-même loin d'être en position de parité économique ou militaire avec eux.
Mais la supériorité militaire à elle seule ne peut conférer l'autorité, ce que le bourbier afghan rappelle quotidiennement. Après avoir réussi au lendemain de la Deuxième Guerre mondiale à intégrer l'Occident par la prospérité et la sécurité, l'Amérique doit commencer à dessiner les contours d'une nouvelle structure de leadership mondial.
La tâche est encore plus impressionnante qu'après 1945, car aujourd'hui il faut réussir à intégrer dans un nouvel ordre international nombre de pays qui aspirent au rang de puissance mondiale tout en faisant preuve de la plus grande indépendance d'esprit. En tant que principal architecte de la mondialisation qui a suscité la prise de conscience planétaire de la nécessité de protéger les biens publics mondiaux, malgré leur lassitude, les USA doivent rassembler leurs forces créatrices.
Pierre Buhler est un ancien diplomate français. Il a été professeur associé à Sciences Po à Paris.
Copyright: Project Syndicate, 2010.
www.project-syndicate.org
Traduit de l’anglais par Patrice Horovitz
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