• Le « monde fini » n’est pas la fin du monde, c’est celle d’une époque

    Le « monde fini » n’est pas la fin du monde, c’est celle d’une époque

    Dans « Le temps du monde fini. Vers l’après-capitalisme » (Les liens qui libèrent), Geneviève Azam nous parle beaucoup plus d’un commencement que d’une fin, comme le faisait Paul Valéry dans la formule qui inspire le titre de ce livre : « le temps du monde fini commence ».

    La finitude dont il est question est d’abord écologique. Nous n’avons pas de planète de rechange. Les occidentaux (ou plus exactement leurs classes dominantes) ont longtemps cru qu’ils pourraient trouver en abondance dans des territoires lointains des « planètes exploitables », de nouvelles frontières, des terres, des ressources du sous-sol, des forêts, et… des forces de travail presque gratuites. Ce temps est révolu. Le monde de la surexploitation mondiale du vivant et du non vivant, de l’humain et du non humain, des énergies fossiles bon marché, du libre-échange comme outil de globalisation du capitalisme et de ses multinationales, ce monde s’effondre, sous la forme de crises à répétition, de guerres et de risques qui montent, dont le péril climatique.

    Mais Geneviève Azam montre, page après page, en quoi la prise de conscience, qui est en route, de la finitude et de la valeur des richesses naturelles, de la valeur aussi des liens sociaux, peut libérer des capacités épuisées par la démesure de la course à l’accumulation, la course au profit et au temps. La contrainte principale qui pèse aujourd’hui sur la libération humaine n’est pas la finitude des richesses naturelles, car le choix démocratique du « suffisant » et du « comment vivre » est un exercice de liberté et de créativité. La contrainte majeure est celle de la profitabilité, imposée par tout un système de domination et d’enrôlement. C’est aussi elle qui fragilise les liens humains en poussant les feux de la concurrence généralisée (en fait « le protectionnisme des puissants se dissimulant derrière le libre-échange ») contre la coopération.

    Geneviève Azam n’est pas particulièrement tendre avec une vision du marxisme qui a pu faire du « développement des forces productives » un facteur clé d’émancipation, oubliant du même coup le « développement des forces destructrices », sans doute bien plus massif aujourd’hui qu’à l’époque de Marx. Elle critique aussi bien l’échec de la modernité occidentale portée par le capitalisme que celui d’une certaine pensée « progressiste » inconsciente des limites de la nature. Elle ne rejette pas (contrairement à Daniel Tanuro, assez expéditif sur ce point) les apports de Jared Diamond à l’analyse de « l’effondrement » de sociétés passées, minées par des crises indissociablement écologiques et sociales et par les comportements prédateurs des chefs et des puissants.

    L’émancipation n’est pas du côté de l’asservissement de la nature mais du côté de « l’enracinement et de l’attachement », du ralentissement du temps pour pouvoir le reconquérir, autant de valeurs qui s’opposent frontalement aux impératifs liés du libre-échange et du productivisme.

    C’est autour de la notion de commun et de biens communs que l’auteure propose de réfléchir à des valeurs universelles respectueuses de la « biodiversité » humaine et culturelle. Des biens dont la définition et la reconnaissance seraient le résultat de processus politiques (on pourrait parler de conventions), et dont la « propriété » serait conçue comme « capacité d’usage et devoir de restitution », ce qui passe par l’édiction de droits nouveaux. Y compris, peut-être, des « droits de la Terre ». Il ne s’agit pas seulement de concepts abstraits : de bons exemples les illustrent, comme autant d’indices de « faisabilité » politique.

    Geneviève Azam est économiste, mais son livre ne l’est pas. Il emprunte surtout à des œuvres de philosophes, d’historiens, d’anthropologues, d’écologues, etc. Il adopte une perspective longue pour nous faire réfléchir à une représentation occidentale du monde et du rapport à la nature qui, bien avant l’homo oeconomicus du libéralisme économique, puise ses racines dans une histoire plurimillénaire, y compris dans l’Ancien Testament.

    Mes rares questions ne sont pas pour autant secondaires. Pourquoi la notion de biens communs est-elle ici réduite de fait aux biens communs naturels, alors que Geneviève Azam admet évidemment qu’il existe des biens communs de type social, notamment des institutions et des droits sociaux ? Cela n’est pas forcément sans incidence. Lorsque par exemple est évoquée « l’autolimitation », on se dit que pour passer des démarches individuelles à des démarches collectives, l’existence de «biens communs » institutionnels, dont des normes de délibération démocratique et des inégalités très réduites, est une nécessité absolue.

    Et puis, si ce livre fourmille d’exemples éclairants, il y en a relativement peu qui soient localisés « près de chez nous », au Nord. Il ne suffit pas de relocaliser l’économie, il faut en partie relocaliser les actions collectives (dans une perspective de solidarité globale et en s’inspirant des initiatives qui marchent ailleurs). Comment construire et promouvoir le « commun » ? Sur la base de quelles alliances ici et maintenant, avec quels acteurs, quelles étapes ?

    Mais il est vrai que tel n’est pas l’objectif principal poursuivi dans ce livre, qui vise à nous faire réfléchir aux formes et aux racines de la conception économique du progrès encore dominante et aux alternatives, ces dernières ne tombant pas du ciel des idées mais étant autant que possible ancrées dans des initiatives observables. Objectif pleinement atteint.

    Jean Gadrey


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