• « Les entreprises ne savent plus cultiver le plaisir de travailler »

    INTERVIEW

    MICHEL LALLEMENT SOCIOLOGUE, SPÉCIALISTE DU TRAVAIL AU CNAM ET AU CNRS

    « Les entreprises ne savent plus cultiver le plaisir de travailler »  

    Comment expliquer une telle rupture du lien entre les entreprises et les salariés?

    On aurait tort de n’y voir qu’un mouvement d’humeur ou un accident de l’histoire dû à la crise. Ses racines sont profondes : cela prend corps dans les années 1980 où le partage de la valeur bascule en faveur des profits, se poursuit dans les années 1990 avec le durcissement des conditions de travail et s’accentue ensuite avec la financiarisation de l’économie. C’est cette accumulation de dérives à leur détriment qui pousse aujourd’hui les salariés à bout. La crise a juste accéléré le phénomène, en mettant en lumière les limites de ces logiques.

    A-t-on franchi avec la crise un véritable cap?

    Il faut bien noter que le rejet porte plus sur le fonctionnement global du système économique que sur les notions même d’entreprise ou de travail. La valeur travail reste forte. Le sentiment du travail bien fait, la satisfaction du client restent des aspirations fortes des salariés, mais les entreprises ne savent plus cultiver ce plaisir de travailler. Le malaise né du sentiment d’être obligés de travailler mal, trop vite, en étant gérés comme des marionnettes, victimes du dogme de la flexibilité pour la flexibilité. L’étau se resserre. Avant, un salarié pouvait se réfugier dans une position de retrait, en faisant juste proprement son travail, sans plus. Aujourd’hui, la pression et les exigences sont telles que soit on se plonge dans son travail et on peut alors encore s’y épanouir, soit on décroche totalement, avec un vrai phénomène de rejet. Il n’y a plus d’entre-deux.

    Quel est l’impact des modes de management moderne?

    Les organisations matricielles, où tout le monde reporte à tout le monde, génèrent des injonctions contradictoires : prospecter plus de clients tout en réduisant ses frais, accélérer les cadences mais soigner la qualité, etc. On demande aux salariés, en bout de chaîne de grandes machines très bureaucratisées, d’en assumer toutes les contradictions dans une ambiance de « flicage » permanent. C’est très lourd à porter, en témoigne le développement des nouveaux maux du travail : le harcèlement, le stress, la dépression… On surestime actuellement un peu trop leur essor, mais il doit nous alerter. Il règne encore dans les entreprises le sentiment que c’est un simple moment à passer et on se contente d’essayer de limiter la casse, sans réflexion de fond. C’est le règne du court-termisme, qui débouche sur une courte vue.

    Comment les salariés s’adaptent-ils à ces contraintes?

    La notion de « collectif rapproché » de travail redevient essentielle. Les salariés ont pris conscience de l’importance de se serrer les coudes face à la pression et à des ordres de plus en plus jugés absurdes. Ils s’arrangent et se couvrent en recréant leur propre organisation de proximité. C’est la réponse par le bas aux formes d’individualisation développées et imposées par le haut. Les vrais problèmes, et les drames, arrivent quand des salariés se retrouvent vraiment isolés. La question de la mobilité est alors essentielle : on souffre d’autant plus qu’on n’a pas le sentiment de pouvoir sortir de cette impasse en changeant de travail. Sur ce point, la crise de l’emploi a fait des ravages. Le rôle des managers directs est aussi central. Soit ils catalysent les problèmes, soit, dans la majorité des cas, ils protègent leurs équipes en faisant tampon entre les exigences d’en haut et la réalité du terrain. C’est pour cela qu’ils restent épargnés par les critiques des salariés, qui leur savent gré et ont bien conscience de la difficulté de l’exercice.

    Comment regagner la confiance des salariés?

    Tout salarié a fondamentalement besoin de reconnaissance sociale : on veut bien travailler beaucoup, mais à condition que l’entreprise nous valorise. Le salaire, les primes, les bonus, ne sont qu’une petite part de cette reconnaissance. Les salariés manquent cruellement de petits gestes simples au quotidien, des félicitations, des encouragements… Il ne suffit pas de le dire une fois par an, au passage, lors d’évaluations annuelles très codifiées. La manière dont l’entreprise apporte de la reconnaissance est encore très manipulatrice. Par exemple, quand on désigne l’employé du mois, on met en réalité les gens en concurrence. Il faut aussi réintroduire de l’écoute. Beaucoup ont le sentiment que leur avis n’est jamais pris en compte, ni même sollicité. C’est très démobilisant.

    Les grandes entreprises développent les politiques sociales les plus généreuses, or ce sont les plus vivement critiquées par les salariés. Comment expliquer ce paradoxe?

    C’est un mécanisme classique de « frustration relative ». Les grandes entreprises sont l’incarnation des dérives précédemment citées et on y retrouve les écarts les plus criants entre des salariés qui travaillent beaucoup et des dirigeants qui leur semblent évoluer dans un univers parallèle. C’est la perception personnelle et directe de ce décalage qui y nourrit les critiques et les frustrations, même si on y est mieux payé qu’ailleurs.

    Les entreprises affichent de plus en plus leur «responsabilité sociale», mais les salariés les jugent à une large majorité «irresponsables».

    L’effet de toute la rhétorique sur leur responsabilité sociale est complètement tombé. Les salariés constatent dans leur quotidien le décalage entre les discours et les actes. Ils entendent parler de solidarité, mais voient bien se déployer des politiques d’individualisation, ils entendent les discours sur la diversité, mais ne la voient pas se déployer… Ils ne sont plus dupes et savent que c’est avant tout un discours destiné à rassurer les actionnaires et séduire les jeunes diplômés. Là aussi, la crise a mis tout cela encore plus à nu.

    Pourquoi, malgré leur souffrance, les salariés développent-ils une telle méfiance vis-à-vis des syndicats censés les protéger?

    C’est un phénomène sociologique au long cours. La nature du salariat a beaucoup évolué, avec notamment une élévation du niveau moyen d’éducation. Le rapport à l’action collective n’est plus pieux, sacralisé, comme il a pu l’être pour la génération précédente. Dans un contexte d’individualisation du travail, les salariés délèguent de moins en moins leurs intérêts. Ils exigent plus de transparence et de démocratie directe afin d’avoir les moyens de s’exprimer personnellement. Le syndicalisme n’a pas encore su s’adapter. Il s’est institutionnalisé et a créé des professionnels de l’action syndicale qui ont progressivement perdu contact avec la base.

    PROPOS RECUEILLIS PAR DEREK PERROTTE

     

    POURQUOI LE TRAVAIL FAIT (de plus en plus) SOUFFRIR 


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