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Pourquoi le travail fait souffrir : Alerte aux risques dans la sous-traitance
Alerte aux risques dans la sous-traitance
Dans un ouvrage coordonné par l'INRS, à paraître en fin d'année, des experts s'inquiètent des répercussions du recours massif à la sous-traitance sur la santé et la sécurité au travail. Ils plaident pour une révision de la réglementation. Enquête.
Un jeune sous-traitant s'est blessé sur notre site. Son chef a appelé sa mère pour qu'elle vienne le récupérer au poste de garde. Vu l'état du jeune, qui pouvait à peine marcher, le gardien a déclenché les secours. Sans l'intervention des pompiers, personne n'aurait jamais eu connaissance de cet accident." Des exemples de ce genre, Philippe Saunier, secrétaire CGT du comité central d'hygiène, de sécurité et des conditions de travail (CCHSCT) de la raffinerie de pétrole de Gonfreville, en a des dizaines à raconter.
Mais en dépit des alertes de quelques militants et chercheurs sur les dangers associés à la sous-traitance, peu de données chiffrées sont disponibles concernant les accidents ou maladies dont sont victimes les salariés sous-traitants. Pourtant, la population de travailleurs concernés s'est considérablement accrue avec le recentrage des entreprises sur leur "coeur de métier". La sous-traitance interne, c'est-à-dire lorsqu'une entreprise utilisatrice (EU) fait appel sur son site aux services d'une entreprise extérieure (EE), touche aujourd'hui la plupart des secteurs d'activité. En raison du fort développement de ces nouvelles organisations du travail et afin de mieux cerner leur impact sur les risques, l'Institut national de recherche et de sécurité (INRS) a monté une expertise collective, qui sera publiée prochainement. Coordonné par un groupe de travail associant chercheurs de l'institut et spécialistes extérieurs, cet avis d'experts réunit un ensemble de témoignages et d'analyses que Santé & Travail a pu se procurer. Le constat est préoccupant et appelle des mesures de correction, même si, du côté de l'INRS, on rappelle prudemment que cela n'engage pas l'institut, selon la formule consacrée...
Davantage d'accidents graves
La sous-traitance interne est le plus souvent considérée comme un facteur aggravant en matière de santé-sécurité: méconnaissance du site par les sous-traitants, contraintes temporelles accrues pour ces derniers, éclatement des collectifs de travail, coactivité des entreprises... Qui plus est, nombre de tâches industrielles transférées à des entreprises extérieures sont des activités à haut risque, comme la maintenance, le nettoyage, la conduite de véhicules ou les travaux de bâtiment. Les statistiques d'accidents du travail (AT) étant établies par branches d'activité, indépendamment des formes d'organisation, l'accidentabilité des sous-traitants est difficile à estimer. Présentés dans l'avis d'experts, les travaux de Corinne Grusenmeyer, ergonome à l'INRS, confirment néanmoins l'importance en nombre des accidents chez les sous-traitants. En exploitant l'outil Epica, une base de données sur des centaines de dossiers d'AT alimentée par les caisses régionales d'assurance maladie (Cram), elle montre qu'au moins 12% des AT enregistrés sont imputables à la sous-traitance.
Les dernières données de l'Association française des ingénieurs et responsables de maintenance (Afim), qui portent sur près de 3 000 salariés d'une soixantaine d'entreprises extérieures spécialisées dans la maintenance, mettent par ailleurs en évidence la fréquence et la gravité des AT. Dans ce secteur, l'indice de fréquence (nombre d'accidents avec arrêt pour 1 000 salariés) est supérieur à 67, à comparer avec l'indice national situé à 39. Près de 4 accidents sur 10 ont conduit à une durée d'incapacité temporaire supérieure à 20 jours. La gravité des accidents est supérieure de 30% à la moyenne nationale. Michel Héry (voir également l'entretien page 9), qui a coordonné l'avis d'experts pour l'INRS, avance pour sa part les chiffres d'une étude réalisée en 2000 dans deux chantiers navals en Bretagne. Sur un même chantier, le taux de fréquence des AT était 5 fois plus élevé pour les entreprises extérieures que pour les utilisatrices et leur taux de gravité était plus de 2 fois supérieur. Les intérimaires, embauchés le plus souvent par les entreprises sous-traitantes, étaient encore plus exposés, avec un taux de fréquence 12 fois supérieur à celui des salariés permanents et un taux de gravité 6,5 fois plus important.
De la certification à la dissimulation
Soucieuses de leur image de marque comme des pratiques de leurs prestataires, les entreprises utilisatrices exigent de plus en plus des entreprises sous-traitantes une certification sécurité. L'outil de contrôle le plus répandu est le référentiel Mase (pour Manuel d'amélioration de la sécurité des entreprises), élaboré par l'industrie pétrolière. Pour Jean-Pierre Lefèvre, contrôleur au service prévention des risques de <st1:personname productid="la Cram Normandie" w:st="on">la Cram Normandie</st1:personname>, ces systèmes de management de la sécurité présentent des effets pernicieux. Ils encourageraient implicitement les entreprises sous-traitantes à dissimuler les AT de leurs salariés. Le Mase est un système à sens unique, il fait reposer l'essentiel des responsabilités sur les entreprises extérieures. Or les taux de fréquence et de gravité des AT sont des éléments d'appréciation importants dans ce référentiel de qualité. Soumises à une forte concurrence, accentuée par la mondialisation des échanges, les entreprises extérieures ont tout intérêt à dissimuler ou à minorer la gravité des accidents de leurs salariés, afin de conserver leurs clients.
Michel Héry souligne que des enquêtes ont montré une fréquence plus élevée des AT des entreprises extérieures certifiées lorsque celles-ci intervenaient dans des structures ne réclamant pas cette habilitation que lorsqu'elles travaillaient pour des entreprises l'exigeant. D'après Jean-Pierre Lefèvre, l'AT avec arrêt est mis hors la loi au sein de certaines entreprises. En fonction de la gravité de l'accident, les victimes peuvent être dirigées vers un poste aménagé ou encore invitées à rester chez elles le temps nécessaire à leur guérison. Un AT passe ainsi pour un accident de la vie quotidienne, pris en charge non par la branche accidents du travail-maladies professionnelles (AT-MP) mais par le régime général de l'Assurance maladie. En outre, sans visibilité sur les AT, sans analyse de leurs causes, il devient impossible de faire de la prévention, et par là même d'améliorer la sécurité à l'intérieur des entreprises.
Le contexte réglementaire
Le Code du travail (articles R. 4511-1 et suivants) contient un certain nombre de dispositions relatives à la sous-traitance. Le chef de l'entreprise utilisatrice (EU), qui a la connaissance la plus approfondie du site, a l'obligation légale d'alerter le chef de l'entreprise extérieure (EE) de tout danger grave concernant ses salariés. Le chef de l'EE doit, quant à lui, veiller à la santé et à la sécurité de son personnel; il est responsable de l'application des mesures de prévention nécessaires à leur protection. Les travaux doivent être précédés d'une inspection conjointe rassemblant l'EU, l'EE et ses éventuels sous-traitants, afin de procéder à une analyse des risques. A la suite de cette évaluation, les chefs d'entreprise décident des mesures à mettre en oeuvre au travers d'un plan de prévention. Lorsque le volume d'heures de travaux est supérieur à 400 heures ou en cas de réalisation de travaux à risque définis par arrêté, ce plan de prévention doit faire l'objet d'un document écrit tenu à la disposition des CHSCT de l'EU et de l'EE. C'est en fonction de ce plan de prévention que chaque chef d'entreprise doit prendre des mesures pour assurer la sécurité de son personnel. Ce plan de prévention est théoriquement évolutif, en fonction d'éléments nouveaux modifiant l'analyse des risques. Une coopération doit aussi s'instaurer entre médecins du travail, celui de l'EU ayant la responsabilité de communiquer à celui de l'EE les éléments sur les risques professionnels.
Si ce suivi existe dans les entreprises extérieures bien implantées et stables dans leur activité, il est quasiment inexistant pour les salariés "nomades" et précaires. Michel Lallier, ancien secrétaire du CHSCT du site nucléaire de Chinon, parle de son côté d'une "gestion de l'emploi par le risque" dans la sous-traitance. "A chaque fois qu'un salarié atteint son seuil d'exposition, par exemple pour les rayonnements ionisants, on l'envoie sur un autre poste avec d'autres expositions, comme le déflocage d'amiante. Mais le cumul des expositions ne sera pas pris en compte." Dans le nucléaire, les sous-traitants subissent 80% des doses d'irradiation totales. Dans la maintenance, l'enquête de l'Afim révèle que l'occurrence des maladies professionnelles chez les salariés sous-traitants est 8 fois plus forte que la moyenne nationale.
Des CHSCT isolés
Victor Pereira, secrétaire de CHSCT dans une grande entreprise de la pétrochimie pendant des années, souligne le peu de moyens d'action dont disposent les salariés sous-traitants pour imposer la prévention des risques. Pour un délégué du personnel ou un représentant du CHSCT d'une entreprise extérieure, rentrer sur le site de l'entreprise utilisatrice dans laquelle travaillent ses collègues relève du parcours du combattant. En cas d'accident du travail, l'accès du CHSCT de l'EE au site demeure souvent impossible. De plus, les CHSCT de ces entreprises ne peuvent participer à l'inspection commune pour l'élaboration du plan de prévention qu'à la seule condition qu'un salarié élu soit présent sur le site. Lorsque des solidarités se mettent en place entre les institutions représentatives du personnel (IRP), Victor Pereira constate qu'elles sont le plus souvent cassées par les directions des entreprises extérieures, soucieuses de préserver leurs contrats (mutation de la personne, par exemple). Michel Lallier indique pour sa part que la sous-traitance a pour effet de créer de petites unités de travail qui, bien souvent, n'atteignent pas les seuils d'effectifs requis pour la mise en place des IRP. Cela est particulièrement vrai dans les situations de sous-traitance en cascade, lorsqu'une entreprise extérieure fait appel à d'autres entreprises sous-traitantes.
Face à ces constats préoccupants, l'avis d'experts préconise a minima un élargissement de la loi du 30 juillet 2003 sur la prévention des risques technologiques majeurs à l'ensemble des situations de sous-traitance. Ces dispositions, qui ne concernent que les entreprises utilisatrices classées Seveso II seuil haut, prévoient notamment la participation des directions et des représentants des salariés des EE à au moins une réunion par an du CHSCT de l'entreprise donneuse d'ordre. En cas d'accident ou de demande motivée du CHSCT, d'autres réunions de ce CHSCT élargi peuvent se dérouler. Les experts estiment que cette logique d'intégration des EE au CHSCT du donneur d'ordre pourrait être renforcée par la constitution d'un service sécurité unifié: dans ce cas, ce ne serait plus l'entreprise utilisatrice qui déterminerait seule les conditions d'intervention de l'ensemble des entreprises présentes dans ses installations. Enfin, ils soulignent la nécessité de mettre en place un recueil des données des expositions professionnelles des salariés sous-traitants et de développer des programmes de recherche spécifiques pour cette population.
Faire du sous-traitant un partenaire en prévention
Entretien avec Michel Héry : chargé de mission auprès du directeur scientifique de l'INRS
Michel Héry, chargé de mission auprès du directeur scientifique de l'INRS, vient de coordonner une expertise sur les risques liés à la sous-traitance. Il plaide pour une meilleure intégration des entreprises extérieures à la prévention. Entretien.
Peut-on dire que le recours massif à la sous-traitance s'accompagne d'une augmentation des risques professionnels ?
Michel Héry: Le problème, c'est que nous avons une invisibilité des risques liés à la sous-traitance. Notre appareil statistique est nettement insuffisant. Dans la mesure où les instances représentatives du personnel (IRP) et les structures syndicales fonctionnent plus facilement au sein des entreprises utilisatrices, on peut considérer que si certaines activités étaient encore réalisées par celles-ci, elles le seraient dans de meilleures conditions. A contrario, il est préférable que certains travaux soient effectués par des entreprises extérieures qui ont acquis un réel savoir-faire. Dans l'industrie chimique, par exemple, des manipulations de catalyseurs doivent être faites deux à trois fois par an. Les risques liés à ces manipulations sont moindres lorsque celles-ci sont accomplies par des entreprises extérieures dont c'est le métier. Mais pour cela, encore faut-il que l'entreprise utilisatrice donne le temps et les moyens aux entreprises extérieures auxquelles elle fait appel.
Qu'est-ce qui vous paraît le plus préoccupant aujourd'hui dans ces organisations ?
M. H.: A force de ne plus faire le travail eux-mêmes, de confier leurs activités à d'autres, les donneurs d'ordre perdent la connaissance même de leur entreprise. Toute la législation en vigueur sur la prévention des risques a été bâtie avec le postulat que l'entreprise utilisatrice est responsable de ce qui se passe sur son site, c'est elle qui doit assurer la coactivité des entreprises extérieures. Or, de plus en plus souvent, dans les entreprises utilisatrices, ce sont les travailleurs sous-traitants qui font tourner l'usine. Une part non négligeable de l'organisation du travail n'est même plus assurée par le donneur d'ordre. Celui-ci préfère avoir à traiter avec deux ou trois entreprises extérieures principales qui, à leur tour, vont sous-traiter des activités. Dans ces conditions, on peut se poser la question de la pertinence des plans de prévention. Puisque la connaissance a glissé des entreprises utilisatrices vers les entreprises extérieures, je me demande si ces dernières ont un poids suffisamment important dans l'élaboration des plans de prévention. Certes, ceux-ci doivent théoriquement être établis après une analyse commune, mais les entreprises extérieures et les entreprises utilisatrices ne sont pas forcément sur un pied d'égalité.
C'est donc sur la place des entreprises extérieures dans les politiques de prévention qu'il faudrait se pencher ?
M. H.: Tout à fait. D'ailleurs, l'INRS va engager des travaux de recherche dans cette direction. La question se pose de savoir si on exploite suffisamment les ressources que les entreprises extérieures pourraient mettre à disposition pour améliorer la prévention. De plus en plus souvent, ces entreprises ne veulent plus seulement être celles auxquelles on donne des ordres, mais de véritables partenaires. Cette logique de partenariat gagnerait à être intégrée aux questions de santé au travail. Et ce partenariat doit concerner aussi bien les chefs d'entreprise que les IRP. La loi sur la prévention des risques technologiques majeurs est une amorce, mais je pense qu'il faut aller plus loin, au-delà des seuls sites classés Seveso II. Par ailleurs, au sein de l'Inspection du travail comme des services prévention des caisses régionales d'assurance maladie, nous sommes toujours dans une logique où les entreprises extérieures n'existent pas. La pratique des préventeurs devrait s'adapter à ces nouvelles configurations des risques.
Joëlle Maraschin
POURQUOI LE TRAVAIL FAIT (de plus en plus) SOUFFRIR
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