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Suicides : le travail en accusation
Suicides : le travail en accusation
DF, Renault, Peugeot, Sodexho, Ed... A priori, il n'y a rien de commun entre ces enseignes ayant pignon sur rue. Rien, si ce n'est qu'elles ont toutes été confrontées au cours des derniers mois à un ou plusieurs suicides parmi leurs salariés. Des suicides que les services de "com" de ces grandes entreprises se sont empressés de qualifier "d'ordre personnel". Mais, quelle que soit l'habileté des cellules de crise, le discours officiel ne trompe personne. Au fur et à mesure de la progression des enquêtes - journalistiques mais aussi judiciaires dans certains cas -, le travail apparaît au centre du désespoir ayant poussé ces salariés à mettre fin à leurs jours.
Il y a d'abord celles et ceux qui se sont suicidés sur leur lieu de travail, semblant désigner par là l'origine de leur souffrance. Chez d'autres, on a retrouvé des messages non équivoques. Et puis, il y a ces témoignages de leurs proches décrivant ce qu'était devenue la vie de ces malheureux, accaparés en permanence par leur travail, débordés par le sentiment de ne plus y arriver au point d'en devenir esclave. Accablant.
Bien sûr, on peut toujours arguer que ces gens rencontraient aussi des difficultés personnelles, qu'ils avaient une vie de couple au bord de la rupture, des rapports tendus avec leurs enfants. Comment pourrait-il en être autrement quand la vie et les pensées sont à ce point envahies par le travail et ses difficultés ?
Dès lors, insister, comme le font les entreprises, sur les défaillances psychiques "naturelles" ou les difficultés personnelles est un piège pour empêcher d'interroger le travail. Avançons déjà que ce dernier n'a pas joué son rôle moteur dans l'épanouissement et la construction de la santé.
Cela fait longtemps que, dans ces colonnes, nous tirons le signal d'alarme sur les dérives de l'organisation du travail, sources de souffrance chez les salariés. A maintes reprises, nous avons insisté sur la surcharge de travail, l'augmentation des contraintes de temps, la disparition des marges de manoeuvre des opérateurs et des collectifs, sur ce travail qui devient intenable. Mais tous ces constats sur la dégradation des conditions de travail, étayés par des chiffres et de nombreuses enquêtes statistiques, ne suffisent pas à expliquer des suicides qui touchent des gens aux métiers, aux situations de travail et aux profils très différents. Non, pour lever un autre voile du mystère, il faut aussi parler de l'isolement, de la solitude et de la peur.
Peur de "couler" sur la chaîne, peur d'une installation industrielle complexe à la fiabilité douteuse, peur de devoir tricher avec des indicateurs abstraits, sans rapport avec l'activité mais exigés par la hiérarchie pour alimenter les chiffres officiels et rassurants de l'entreprise. Avant, ces difficultés pouvaient être socialisées, discutées. Aujourd'hui, les entretiens annuels d'évaluation, l'individualisation des objectifs et tous ces contrats moraux dans lesquels l'entreprise encercle le salarié imposent à ce dernier de se taire.
L'impossibilité de faire un travail de qualité et d'en débattre parce qu'il n'y a ni la convivialité suffisante, ni la confiance nécessaire, conduit à des situations dangereuses psychiquement. La dissimulation de ces difficultés ajoute un coût psychologique supplémentaire. Voilà le cocktail qui conduit certains à retourner contre eux-mêmes la violence d'une situation intolérable.
Après un suicide, l'émotion qui s'empare de la communauté de travail, y compris des acteurs de prévention, n'est pas toujours bonne conseillère. Entre numéros verts, observatoires du stress et autopsies psychiques, les entreprises se donnent bonne conscience. Parfois au mépris de la déontologie. Souvent pour éloigner le travail d'une salutaire investigation.
François Desriaux
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