• Tous ces impôts qui partent en fumée

    Tous ces impôts qui partent en fumée

    Dans ce pays durement touché par la crise, il est un secteur qui se porte bien : le marché noir. Un journaliste en a fait l’expérience, armé de sa calculette.

    Marius Jokubaitis | Lietuvos Rytas

     


     

    Acheter du gazole aux chauffeurs biélorusses qui font un arrêt sur les aires de repos aux alentours de Vilnius, c’est plutôt facile. Mais ma voiture roule à l’essence. Je décide donc de chercher des vendeurs de carburant sur Internet.

    Les trois quarts des vendeurs y proposent du gazole. Pas compliqué de comprendre pourquoi : le gazole arrive en grande quantité dans les réservoirs des camions. L’essence, elle, est transportée dans des bidons cachés dans les voitures ou les minibus. En appelant plusieurs des numéros de téléphone indiqués, j’apprends tout d’abord que, en ce moment, l’essence est en rupture de stock. Mais, finalement, je réussis à m’entendre avec un vendeur, et nous convenons d’un rendez-vous.

    “Est-ce que tu sais où se trouve mon garage ?” Sa question laisse entendre que la majorité des acheteurs de cette essence importée frauduleusement sont des clients fidèles et loyaux. Les acheteurs occasionnels comme moi sont plutôt rares. Les vendeurs évitent d’avoir affaire à eux ; ils craignent qu’il ne s’agisse d’un policier ou d’un inspecteur des impôts sous couverture.

    Une Volkswagen bleue m’attend près du garage. A l’intérieur, un chien à l’air méchant est assis à côté du chauffeur. Est-il là pour flairer le guet-apens ?
    “Combien je vous en mets ?”
    Pour une première fois, 40 litres suffiront. D’où vient cette essence ?
    Est-elle de qualité ?
    Peut-être est-elle mélangée avec de l’essence 92 ? Je bombarde le jeune homme de questions.
    “Personne ne s’en est jamais plaint. Mes vendeurs sont fidèles. C’est de l’essence biélorusse, de la 95. Tu verras par toi-même que l’essence n’est pas mélangée”, m’explique-t-il d’un ton calme. J’espérais voir derrière les portes de son garage une petite station-service illégale, des jerricans remplis de carburant entassés jusqu’au plafond.

    Mais l’endroit est presque vide : quelques bidons d’essence, une pompe électrique et un tuyau. Le vendeur m’explique qu’il n’y entrepose jamais de grandes quantités. Si des inspecteurs le surprenaient, il pourrait expliquer que ces bidons sont destinés à son usage personnel. Combien est-ce que je lui dois ?
    Il me demande 3,40 litas [0,98 euros] pour un litre. Ce jour-là, dans les stations-service de Vilnius, le litre d’essence 95 est à 4,11 litas… A la pompe, ces 40 litres m’auraient coûté 28,4 litas de plus. [1 lita = 0,28 euro.]

    Si je venais faire le plein chaque semaine dans ce garage, j’économiserais 114 litas par mois. A la fin de l’année, j’aurais 1 370 litas de plus dans mon porte-monnaie. Quel préjudice ma transaction fait-elle subir à l’Etat ?
    Pour 1 litre d’essence vendue légalement, l’Etat perçoit environ 2,2 litas. En faisant le plein avec de l’essence de contrebande, je prive les caisses de l’Etat de 88 litas. Si je consommais ce carburant toute l’année, mon attitude ferait perdre 4 500 litas à l’Etat.

    Et pour le gazole, qu’en coûterait-il ?
    Le coût d’un litre de gazole importé illégalement est de 2,40 litas ; à la pompe, il s’affiche à 3,56 litas. Supposons qu’un conducteur consomme 700 litres de gazole par an. La TVA et les accises [impôt indirect sur la consommation] représentant 44 % du prix d’un litre de gazole, le manque à gagner pour l’Etat se monterait à 1 100 litas. Soit le coût annuel de la formation d’un élève.

    En Lituanie, le marché de la contrebande de cigarettes est encore plus important que celui des carburants. Mais les vendeurs de cigarettes sont encore plus prudents que les “pompistes” qui officient dans leur garage. Finalement, j’apprends qu’on peut en acheter dans l’un des immeubles du quartier Naujamiescio de Vilnius. La vente se déroule directement par l’une des fenêtres du rez-de-chaussée de l’un des immeubles à quatre étages de la rue Algirdo. Si des individus suspects approchent, les enfants du quartier préviennent immédiatement les vendeurs. “Il faut frapper au carreau”, me souffle un acheteur. Sans un mot, il glisse 3,30 litas au vendeur qui a passé la tête par la fenêtre et reçoit en échange un paquet de Saint George. La fenêtre se referme aussitôt.

    Dans un magasin, le même paquet coûte 6,40 litas. Les taxes et la TVA constituent 85 % du prix des paquets les moins chers. Dans ce cas, le budget de l’Etat lituanien a perdu 5,44 litas. Selon les données d’une enquête menée par JTI Marketing and Sale, grossiste en cigarettes, 62 % des fumeurs s’approvisionnent au marché noir. L’Etat y perdrait chaque année 550 millions de litas [159 millions d’euros].


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