• Un avant-goût d'après-crise

    Un avant-goût d'après-crise

    2011. Dans l'Europe affaiblie, toute forme de considération sociale a disparu.

    Cet article de Philippe Boggio est une fiction, une anticipation, mais toute ressemblance avec des personnages existants ou des événements qui pourraient arriver n'est pas fortuite...

    ***

    Un homme est monté dans un train à Porto. Il sait qu'il entreprend un voyage incertain. Il envisage, après le Portugal, de traverser l'Espagne en diagonale jusqu'à Barcelone, puis de longer la côte française jusqu'en Italie, et de là, de gagner la Grèce en redescendant les Balkans. Peut-être lui faudra-t-il aussi parcourir l'Angleterre et l'Irlande. Il attendra ses correspondances en abordant des gens, dans les buffets de gare, et les interrogera sur ce qui glisse, sur ce qui a déjà glissé, dans leurs existences.

    Ce qu'il cherche? Une ville où subsisterait une forme de considération sociale, encore ressemblante à celle que l'Europe a connue, cinquante ans durant. Un pays qui se souviendrait qu'il a été peu ou prou responsable de ses citoyens, et fondé par ses pairs, en gros, pour le bonheur terrestre du plus grand nombre. Tel est le scénario du film commun dont le Suisse Alain Tanner, le Grec Théo Angelopoulos et l'Allemand Wim Wenders ont commencé le tournage. Un road movie européen. Des paysages qui défilent, à la fin de l'hiver 2011. Des faubourgs, des campagnes, vus d'un train, et un homme errant, dans le temps de «l'après».

    L'union autour d'un film

    Depuis l'annonce de sa mise en production, ce projet suscite une attente importante. Nombreux sont ceux qui espèrent pouvoir parler d'eux, devant les caméras des cinéastes, ou de leur pays, avant les crises économiques à rebondissements que subit l'Europe, ou bien encore du droit, de la Constitution, de l'usage démocratique qui les ont longtemps accompagnés. Le choix de l'acteur allemand Bruno Ganz dans le rôle du voyageur est sans doute aussi déterminant: le comédien, aux yeux baignés de détresse et d'humanité, paraît convenir parfaitement à l'atmosphère qui pourrait bien entourer les tournages, entre questions-réponses et silences.

    Des pétitions circulent dans les milieux artistiques du continent, pour obtenir du Festival de Cannes, en mai 2012, que ce film collectif, une fois sélectionné ou projeté hors compétition, puisse représenter l'Europe, et non un pays en particulier. Ce qui serait une première depuis la création à la fois du festival et de l'Union.

    Cette œuvre à venir, en fait, s'appuie sur un constat, assez généralement répandu: les vieux pays d'Europe changent, ils ont déjà changé depuis la première crise de 2010, et beaucoup de ses habitants se sentent dépassés. Inadaptés, même, dorénavant. Plus moralement encore que matériellement. Le «vivre ensemble», déjà malmené depuis le début du XXIe siècle, à en croire nombre d'essais éditoriaux et de points de vue, est désormais soumis à des pressions de plus en plus fortes. Les pactes anciens, contrats sociaux, principes d'égalité et de répartition, fondés ou réaffirmés, à la fin de la Seconde Guerre mondiale, s'émiettent sous les contraintes variées, dans un esprit du temps très ouvert aux évolutions dérégulatrices.

    Personne ne veut la mise à mal du modèle européen, entend-on, mais chaque secousse boursière provoque désormais les mêmes effets d'affaiblissement des systèmes de protection et d'entraide. La presse s'essouffle à tenir à jour, de la Grande-Bretagne à l'Italie, la chronique des restrictions d'investissements publics. Ici, les impôts augmentent pour les classes moyennes; là, les retraites baissent, ou les salaires garantis, ou encore l'assistance aux chômeurs; là-bas, ce sont les crèches ou les hôpitaux qui sont privatisés. Et évidemment, les prix d'admission y sont à la hausse. Partout, le nombre de fonctionnaires tend à devenir peau de chagrin, rengaine à laquelle plus personne ne prête attention. Sauf les fonctionnaires, bien sûr.

    Maigres cortèges

    Les premiers mois, des philosophes, des écrivains sont sortis de leur réserve, comme l'Allemand Günter Grass, et on a beaucoup entendu les intellectuels souverainistes, très critiques sur «la trahison européenne» et la facilité, à les en croire, avec laquelle l'Union semblait abandonner ses idéaux originels. Puis il est apparu qu'on se trompait d'adversaire. Le mal déroutait aussi les dirigeants du continent. «Pour la plupart», a par exemple reconnu un adversaire historique de la construction européenne, électeur français du «non» en 2005, «ils sont réglos». Débordés eux aussi. A de rares exceptions près, tous ces hommes politiques, parlementaires ou chefs de gouvernement, de droite comme de gauche, ont grandi dans des conceptions humanistes de la vie collective, et beaucoup, en privé, confessent éprouver du dépit.

    Car une autre force se manifeste qui tend à submerger les nuances idéologiques perceptibles, longtemps, entre libéraux européens et sociaux-démocrates, et pénètre peu à peu toutes les vies, en les hantant, sur le continent. Une sorte d'esprit de pillage –on a même parlé de «rapacité». D'urgence individuelle à s'enrichir, comme s'il n'y avait plus assez de richesses pour tout le monde. Se sauver soi seul, ou les siens, en s'exonérant des règles ou des idées de partage.

    On a cru d'abord, tout au long de 2010, et encore, ces mois-ci, en 2011, que les syndicats du continent allaient s'unir pour protester contre de tels réflexes, assez étrangers aux traditions, et que l'Europe avait contenus, pour les dernières générations, par la seule évidence de ses convictions; que des citoyens allaient partout renforcer, en Espagne, en Italie, en France, les partis de gauche. Des manifs, il y en a eu. Mais si peu importantes! Si déprimantes. Depuis bientôt deux ans, «l'Europe des peuples » brille par sa passivité. Elle peine à défendre ses valeurs, pour lesquelles certains de ses pères se sont fait tuer.

    Chacun pour soi

    C'est que l'adversité est insidieuse, et assez fascinante. Quand on y regarde de près, elle rappelle assez la manière des pays émergents de faire naître une classe de nouveaux nantis. Brutale et pressée. Enthousiaste et peu scrupuleuse. En France, des duels de commentateurs économiques ont eu lieu à propos de la formidable réussite chinoise, que le Vieux Monde jalouse. Comment ce pays a-t-il pu si rapidement devenir le premier investisseur mondial –en tenant notamment à sa merci l'économie américaine? Evidemment, grâce à ses exportations, à des prix des plus compétitifs, résultant essentiellement de coûts salariaux des plus bas; en disposant aussi soudainement d'un immense marché intérieur, un peu comparable, non par la taille mais par sa vitalité, au marché européen des années 1960. Toutefois, sa croissance enviée à deux chiffres demeure due pour une large part, malgré les affirmations de certains éditorialistes français, aux extraordinaires économies réalisées par l'omission chinoise de la redistribution sociale.

    Les situations ne sont pas comparables, bien sûr. Toutefois, les Chinois, et avec eux, les régimes émergents, les énormes masses monétaires produites par des croissances anarchiques dans leur essence, l'argent «honnête» ou l'argent sale, de la drogue ou des mafias, paraissent avoir réussi à exporter, à l'ombre du chapelet de crises récentes, et du défaitisme ambiant, une certaine conception du chacun pour soi.

    A en croire les sociologues qui se penchent sur ces évolutions, le phénomène ne toucherait qu'un petit tiers de la population européenne. Mais il aurait le don d'aggraver le désarroi des deux autres, et de peser, concrètement, sur leur existence quotidienne. Pour s'en tenir à l'exemple de la France, alors qu'officiellement, l'actualité est à la rigueur générale et aux économies, les prix subissent de nouvelles hausses. Chacun cherche sa croissance, faute d'une croissance nationale. Son territoire intime, souvent secret, qu'il rêve de vouer à une économie de marché débridée. Ainsi se comporte-t-on comme si on avait tout le temps affaire à une clientèle tout juste débarquée des nouvelles Mecque de l'or.

    Contrastes sociaux

    Les prix du commerce n'avaient pas cessé de croître, depuis 2002, grâce aux confusions nées de la convertibilité franc-euro. Le prix du ticket de cinéma, des restaurants, de la grande distribution ou des appartements à l'achat avaient déjà subi des hausses de l'ordre de 30% sur cinq ans. Malgré les consignes du gouvernement et les appels pressants du Parti socialiste, les prix de ces mêmes secteurs sont repartis à la hausse. Déjà, avant 2010, certains dénonçaient l'exode parisien des familles modestes, et ce, malgré une gestion municipale confiée à la gauche. Un an et demi plus tard, de nouvelles études montrent que ces départs s'accélèrent. Paris est plus que jamais une ville réservée aux classes aisées et aux résidents étrangers, ou alors, à l'autre extrémité, aux étudiants, forts de leur jeunesse et supportant encore la bohème, et aux immigrés sans papiers, qui ne peuvent faire autrement.

    La crise bancaire de l'automne 2008 avait jeté un certain discrédit sur les professions de la finance, et on avait, en réaction, assisté à une baisse de fréquentation des filières économiques, dans les universités. A Paris-Dauphine, le projet d'augmenter le coût des inscriptions dans cet établissement d'élite à forte sélection, avait par ailleurs suscité de vives critiques. La semaine dernière, la hausse de 40% des frais de scolarité a été plébiscitée par des étudiants de plus en plus nombreux à se presser dans les «masters» financiers.

    Philippe Boggio

    Photo: En Islande, 13 mai 2010. REUTERS/Ingolfur Juliusson

    Ancien grand reporter au Monde, est l'auteur de nombreux ouvrages parmi lesquels les biographies de Coluche (Flammarion, 1991 et 2006), de Bernard-Henri Lévy (La Table Ronde, 2005) et de Johnny Hallyday (Flammarion 2009).


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