• Une protestation qui va au-delà des retraites

    Une protestation qui va au-delà des retraites

    Frankfurter Rundschau Francfort



    Manifestation à Caen (Normandie), le 19 octobre 2010 AFP

    Les cuves des stations-service sont vides, les manifestants brûlent des voitures et les écoles sont fermées. La France est paralysée par les grévistes qui s’opposent à la réforme des retraites. Il ne s’agit pourtant pas seulement du problème des retraites, c’est le système Sarkozy qui est mis en cause.

    Et voilà que les routiers s’y mettent. Depuis le week-end dernier, les chauffeurs de poids lourds bloquent les routes pour exprimer leur opposition à la réforme des retraites. Les employés des raffineries, eux, sont déjà passés à l’action : les barricades qu’ils ont dressées autour des dépôts de carburant pourraient priver le pays d’essence. Cela fait déjà plusieurs jours que les cheminots sont en grève et les lycéens et les étudiants se préparent à prendre la tête du mouvement. Tous veulent descendre dans la rue pour un septième jour de mobilisation nationale contre la réforme des retraites.

    Les sociologues mettent en garde contre le risque d’incendie généralisé. Les nerfs sont à vif et les esprits bien échauffés, d’autant plus que les manifestants se sont déjà trouvé un martyr : Geoffrey Tidjani, 16 ans. Pris entre les jeunes manifestants et les policiers à Montreuil (Seine-Saint-Denis), il a été blessé par un tir de flash-ball qui pourrait lui faire perdre un œil.

    Ni foi ni vision et une perte totale de perspective d'avenir

    Le sociologue Michel Fize dresse déjà des parallèles avec le légendaire mouvement de mai 68. Il y a pourtant quelque chose de très différent. A l’époque, les millions de jeunes Français qui étaient descendus dans la rue étaient animés par la foi dans le bonheur collectif et par la vision d’une société meilleure. Il n’y a ni foi, ni vision chez les manifestants d’aujourd’hui. Au contraire. Les jeunes déplorent une perte totale de perspective d’avenir.

    Les responsables syndicaux et les leaders de l’opposition assurent que les manifestants n’agissent que pour faire échouer une réforme jugée injuste. Leur interprétation n’est pourtant guère convaincante. C’est en effet un peu court : la réforme des retraites, aussi déséquilibrée soit-elle, ne suffit pas à expliquer ces manifestations de masse.
    Les sondages sont clairs : si une majorité de Français acceptent de travailler plus longtemps à cause de l’allongement de la durée de vie, ils ne veulent pas d’une retraite réduite. Mais si l’immense majorité des Français accepte le principe d’une réforme, pourquoi font-ils tout aujourd’hui pour s’y opposer ?

    "Ceux d'en haut" exigent des sacrifices du peuple

    Environ 72% des Français se disent solidaires des grévistes et approuvent les appels à la grève illimitée pour bloquer la réforme. Bien sûr, il n’est pas juste que le recul de l’âge de la retraite de 60 à 62 ans se traduise par le fait que des employés ayant commencé à travailler tôt doivent trimer pendant 44 ans alors que les cadres dirigeants peuvent s’arrêter au bout de 41 ans et demi et toucher une retraite pleine. Il est toutefois difficile de croire que deux tiers de la population soient prêts à  paralyser toute la France uniquement pour cela.

    En réalité, ces manifestations sont une question de principe. Ce n’est pas seulement à cause d’une réforme partiellement injuste mais en raison d’un sentiment d’injustice tout court que des millions de personnes défilent dans la rue. La présidence de Nicolas Sarkozy a réveillé les vieux soupçons selon lesquels "ceux d’en haut" exigeraient des sacrifices du peuple tout en vivant eux-mêmes dans le luxe et l’opulence. Les révélations concernant le ministre du Travail chargé de mener la réforme des retraites Eric Woerth, dont on a appris qu’il avait reçu le soutien financier de Liliane Bettencourt, milliardaire et évadée fiscale, pour le compte du parti au pouvoir, n’est que le dernier épisode d’une longue et peu glorieuse série.

    Le peuple fixe lui-même les limites au pouvoir du gouvernement

    Et c’est pourquoi les Français se sentent en droit de lancer ensemble leurs appels à l’égalité et à la fraternité, ainsi qu’ils l’ont déjà fait tant de fois depuis 1789. Qui mieux que le peuple pourrait contribuer à faire triompher l’égalité et la fraternité ?

    Au nom de la stabilité politique, la Constitution de 1958 instaurant la Ve République confère au président des pouvoirs monarchiques et limite au strict minimum les "ingérences" du Parlement et des partis. Quant aux syndicats, avec un taux d'adhésion de 8% des salariés, ils sont en vérité plus faibles que ce que leurs discours tonitruants sur la lutte sociale laissent entendre. Face à une telle absence d’équilibre des pouvoirs, le peuple, traditionnellement méfiant envers les puissants, se voit dans l’obligation de fixer lui-même des limites au pouvoir du gouvernement.

    Les responsables politiques ont très bien entendu le message des citoyens. Le gouvernement, qui ne compte pas renoncer à la réforme des retraites, a annoncé son intention de supprimer le bouclier fiscal accordé aux contribuables les plus riches. Le ministre du Budget, François Baroin, a déclaré que cette mesure introduite par Nicolas Sarkozy en 2007 était devenue le symbole de l’injustice. Reste à savoir si le peuple se contentera de cette annonce. Pour l’heure, rien ne semble l’indiquer.

    Débat
    Irresponsables ou visionnaires ?

    "Il y a quelque chose de légèrement ridicule à voir des écoliers manifester pour protéger leur retraite", écrit Gideon Rachman dans le Financial Times. Mais les grèves en France, explique-t-il "perturbent très sérieusement l'économie, menaçant le pays d'une prochaine pénurie d'essence". Avec en toile de fond la crise économique et le déficit français de 5% supérieur au seuil de 3% du PIB fixé par le pacte européen de stabilité et de croissance, Rachman fustige les Français pour ne pas "réaliser la gravité potentielle de leur situation… La proposition de leur gouvernement de repousser l'âge de la retraite de 60 à 62 ans est une réforme indéniablement très modérée lorsqu'on la compare aux coupes salariales, aux retraites et dans les services publics qui sont imposées dans les autres pays européens frappés par la crise de la dette, comme en Grèce, en Espagne, en Irlande et même en Grande-Bretagne… Il faudrait peut être une vraie crise fiscale pour finalement persuader les Français que, comme l'a dit un jour Margaret Thatcher : 'Il n'y a pas d'alternative'".

    Philippe Marlière, maître de conférences à l'University College de Londresprésente pour sa part dans The Guardian un point de vue très différent : "Le gouvernement a de façon condescendante labellisé les jeunes grévistes comme des 'jeunes manipulés', mais ces commentaires ont permis seulement de galvaniser les jeunes…Les parents s'inquiètent du futur de leurs enfants, ils ne les empêcheront donc pas de manifester". L'universitaire constate "un sentiment d'indignation morale" face à une politique qui consiste à "imposer un remède néolibéral pour soigner une maladie causée par ces mêmes politiques néolibérales. Les Français ne sont pas hostiles aux réformes : ils exigent simplement que ceux qui redistribuent la richesse et qui allouent les ressources le fassent en direction de ceux qui en ont le plus besoin".


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