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USA : une défaite pour le droit des actionnaires
USA : une défaite pour le droit des actionnaires
Luigi Zingales
CHICAGO –Il est rare d'entendre les capitalistes se lamenter ou même entamer une procédure judiciaire pour défendre le principe selon lequel les propriétaires légitimes ne doivent pas exercer leur droit de propriété. Cela ne se passe ni en Amérique latine ni dans une Suède qui serait communisante, mais aux USA !
Les capitalistes en question ne sont rien d'autres que le sommet de la pyramide du milieu des affaires américain : la Business Roundtable, un groupe puissant formé par les pdg des principales entreprises américaines qui défendent une politique en leur faveur. Leur combat est dirigé contre la réglementation adoptée par la SEC (le gendarme américain de la Bourse) en août dernier une réglementation qui a fait beaucoup de bruit. C'est la Shareholder Proxy Access Rule qui permet aux actionnaires de nommer plus facilement un administrateur afin de remédier à l'absence d'obligation de rendre compte de leurs actes de la part des conseils d'administration des entreprises.
Jusqu'à présent, ces conseils sont des entités qui s'auto-perpétuent. Pour être élu, un membre du conseil doit être désigné par le conseil en place dans lequel les cadres dirigeants exercent une influence considérable. De ce fait, les membres du conseil leur doivent directement ou indirectement leur position – et ne sont guère enclins à les contester, si ce n'est à risquer l'exclusion.
Même les administrateurs indépendants, que l'on présente souvent comme la solution à tous les problèmes, sont soumis à ce genre de pression. Si l'on veut changer cette situation, il faut autoriser les investisseurs institutionnels à proposer des listes de candidats au conseil d'administration. Risquant de perdre leur poste au cours d'une véritable élection, les membres du conseil auraient ainsi des comptes à rendre aux des actionnaires - et par ricochet, il en serait de même pour les dirigeants.
La réglementation envisagée par la SEC visait à accorder ce droit aux investisseurs institutionnels, mais elle manquait de punch. Une entreprise échappait à la réglementation si les investisseurs institutionnels détenaient moins de 75 millions de dollars en actions et les actionnaires qui voulaient proposer une liste de candidats au conseil d'administration n'avaient pas un nombre de titres suffisant pour être détenteurs d'au moins 3% des voix au sein du conseil, ceci de manière ininterrompue depuis au moins trois ans.
C'était mettre la barre très haut. En juin 2009, le plus grand fonds de pension américain, Calpers, détenait moins de 0,3% de grandes entreprises telles que Coca Cola ou Microsoft. Autrement dit, il faudrait que dix fonds de pension de ce genre se regroupent pour atteindre le pourcentage exigé. Et même cela n'aurait pas suffi. La plupart des taux de pension renouvellent chaque année 70% de leurs titres, la probabilité qu'ils conservent des actions données pendant trois ans est donc inférieure à 3%. Dans ces conditions, il faudrait que des centaines d'institutions se rassemblent pour disposer de 3% des droits de vote, ceci pendant trois ans.
Même cette mesure timide destinée à renforcer un tant soit peut le contrôle des dirigeants a provoqué une réaction de colère de la Business Roundtable. "Alors que notre pays essaye de sortir de la récession", a déclaré son directeur exécutif, "les entreprises américaines doivent se préoccuper en priorité de la création d'emplois et de l'aide à l'innovation de manière à revenir sur la voie d'une croissance durable. Cette intrusion sans précédent dans des domaines réservés historiquement à l'Etat lierait les mains des administrateurs et des conseils d'administration, entraînerait l'exclusion de la grande majorité des petits porteurs et exacerberait la focalisation sur le court terme que l'on considère comme l'une des causes profondes de la crise financière."
Paradoxalement, en 2007 pour contrer une proposition précédente de la SEC visant à permettre aux actionnaires de présenter plus facilement leurs propres candidats, Wachtell, Lipton, Rosen & Katz, un cabinet juridique connu pour son hostilité aux droits des actionnaires, a utilisé l'argument opposé : "Aucune des crises économiques mondiales n'a montré que le système actuel doit être remanié en profondeur. Cinq ans après les scandales d'Euron et de WorldCom, les marchés financiers font preuve d'une vigueur sans précédent."
En résumé, si la Bourse va bien, il ne faut pas changer la règle du jeu, car c'est à elle qu'on le doit ; mais si la Bourse va mal il ne faut pas davantage changer la réglementation car elle n'est pas en cause et l'on ne peut se permettre le luxe de la changer. C'est une notion particulière de la manière de rendre des comptes aux actionnaires.
Pour empêcher l'adoption de la nouvelle réglementation, la Business Roundtable a entamé une action auprès de la Cour d'appel afin de l'invalider. La réglementation était en discussion depuis des années, mais la Business Roundtable a accusé la SEC de l'imposer sans en avoir au préalable évalué ses conséquences sur le fonctionnement des entreprises, leur compétitivité et la formation de leur capital, ainsi que le prescrit la loi.
C'était simplement un prétexte. Car l'Italie a adopté une réglementation analogue en 2005 et rien n'indique que le fonctionnement des entreprises, leur compétitivité ou la formation de leur capital en soit affecté. Par contre certains signes montent que les membres du conseil présentés par les investisseurs institutionnels ont le courage de s'opposer à la direction sur montant excessif des primes des dirigeants. Est-ce cette révolution que redoute la Business Roundtable ?
Malheureusement la tactique d'intimidation de la Business Roundtable s'est révélée efficace. A l'issue du procès, la SEC a suspendu non seulement l'application de la réglementation qui permettait aux actionnaires qui répondent aux critères voulus de présenter plus facilement des candidats au conseil d'administration, mais également celle qui leurs permettait de modifier plus facilement les statuts de l'entreprise afin qu'ils rencontrent moins d'obstacle pour présenter des candidats, alors que la Business Roundtable n'avait rien demandé à ce sujet. C'est une grande victoire pour les dirigeants d'entreprise, mais une énorme défaite en ce qui concerne les principes qui devraient guider le capitalisme.
Luigi Zingales est professeur d'économie d'entreprise et de finance à la Graduate School of Business (GSB) de l'université de Chicago. Il est également co-auteur avec Raghuram G. Rajan d'un livre intitulé Saving Capitalism from the Capitalists.
Copyright: Project Syndicate, 2010.
www.project-syndicate.org
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