Nassim Nicholas Taleb, écrivain et ancien trader américano-libanais appelle cela un " cygne noir ". Un événement imprévisible aux conséquences aussi néfastes que considérables. Les économistes, habitués aux cygnes blancs, ont vu apparaître cet étrange animal le 15 septembre 2008.

Ce jour-là, que l'on appelle aussi le " lundi noir ", on venait d'apprendre la faillite de la banque d'affaires Lehman Brothers. Un choc. Si Lehman peut faire faillite, qui sera la prochaine banque ?, se demandèrent alors les experts.

Le monde financier fut pris d'une terreur soudaine, imaginant que tout le système pourrait imploser. La Bourse, les monnaies, les taux d'intérêt sont littéralement partis dans le décor. A titre d'exemple, l'indice Vix, aussi appelé l'" indice de la peur ", qui mesure la volatilité implicite des cours de Bourse, a grimpé en quelques semaines jusqu'à 80 points, contre 10 et 15 points en temps " normal ". Du jamais-vu.

Les économistes de la Banque centrale européenne (BCE), comme dans beaucoup d'autres institutions, ont alors vu défiler sur leurs écrans d'ordinateur ces indicateurs inouïs.

Depuis quelques mois déjà, à la BCE, on sentait que les choses ne tournaient pas très rond. Le marché était sous tension depuis l'été 2007. Et la veille du 15 septembre, un dimanche soir, la BCE avait été prévenue par le gouvernement américain que la banque d'affaires américaine ne serait pas secourue par l'Etat. Mais personne n'imaginait que cela provoquerait une telle tempête, capable même de faire " craquer " les modèles économétriques.

" Pendant la période de chute libre de l'économie mondiale (...), les banquiers centraux, en particulier, ont constaté que la réalité économique déjouait de semaine en semaine les analyses et les projections des modèles les plus éprouvés ", expliquait le président de la BCE, Jean-Claude Trichet, dans un entretien au Monde le 18 novembre 2009. Plus aucune prévision économique n'était fiable. Pas même à quinze jours !

Pour déterminer les évolutions attendues des différents indicateurs (inflation, croissance etc.), les bases de données de la BCE utilisent un historique. Les machines " moulinent " ainsi, minute après minute, des dizaines et des dizaines de données provenant des marchés financiers, en les comparant au passé. Mais après la faillite de la banque américaine, les données reçues ne ressemblaient à rien de ce qui s'était vu jusqu'alors. La chute de Lehman Brothers était " hors modèle ", explique un expert. " Les comportements des agents étaient devenus irrationnels. "

Parmi les 200 employés du département de recherche économique de la BCE, beaucoup avaient pourtant connu d'autres crises : celle de l'éclatement du système monétaire européen (SME) en 1993, ou encore la crise asiatique de 1997. " Mais rien n'avait une ampleur comparable à ce qui s'est passé à ce moment-là ", se souvient un économiste de la BCE.

Les experts de Francfort ont su garder leur sang-froid. Il fallait tant bien que mal tenter d'imaginer où se dirigeait l'économie. Les économistes se sont donc adaptés à cette situation inédite. " Nous avons utilisé d'autres indicateurs, en réalisant par exemple des sondages auprès de chefs d'entreprise pour savoir comment ils envisageaient l'avenir, et en faisant appel à notre jugement plutôt qu'à l'histoire, explique un expert de la BCE. On essayait de faire de notre mieux. "

Pendant plusieurs trimestres, explique toutefois ce chercheur, les modèles sont restés abîmés, imprécis. Il a fallu attendre mars 2009 avant que les machines à prédire la croissance puissent tourner à nouveau. Même si l'on sait, à la BCE comme ailleurs, qu'il faudra encore et toujours affiner ces modèles.

Claire Gatinois