• Fétichisme et PIB le point de vue de JOseph E. Stiglitz

    S’efforcer de ressusciter l’économie de la planète tout en réagissant au changement climatique soulève une épineuse question : les statistiques sont-elles de bons indicateurs de ce qu’il faut faire ? Dans un monde orienté vers la performance, les instruments de mesure ont pris une importance accrue : ce que l’on mesure affecte nos actions.Si les résultats sont faibles, nos efforts (visant par exemple à augmenter le PIB) peuvent contribuer à détériorer le niveau de vie. Nous pouvons aussi nous retrouver confrontés à de faux choix, en croyant, à tort, que le rendement compromet la protection environnementale. En revanche, une meilleure appréciation de la performance économique pourrait montrer que les mesures prises pour améliorer l’environnement sont bénéfiques à l’économie.Il y a dix-huit mois, le président français Nicolas Sarkozy a créé une Commission sur la mesure de la performance économique et du progrès social, car il n’était pas satisfait – il n’était pas le seul – de l’appareil statistique de l’époque sur l’économie et la société. La commission publie aujourd’hui son rapport tant attendu.La grande question est de savoir si le PIB est un bon outil de mesure du niveau de vie. Dans beaucoup de cas, les statistiques afférentes semblent suggérer que l’économie se porte bien mieux que ce que les citoyens ressentent. En outre, la mise en avant du PIB génère des conflits : on exige des responsables politiques qu’ils le portent à son maximum, tandis que les citoyens attendent aussi qu’ils soient attentifs à l’amélioration de la sécurité, à la réduction de la pollution sonore, de l’air, de l’eau, etc. En bref, à tout ce qui pourrait saper la croissance du PIB.Le fait que le PIB peut être un mauvais indicateur du bien-être, voire de l’activité des marchés, est admis depuis longtemps. Mais les changements dans la société et l’économie peuvent aussi avoir eu leur influence, au moment même où les avancées en matière de sciences économiques et statistiques offrent de meilleurs moyens de mesure.Le PIB est censé mesurer la valeur de la production de biens et services. Or dans un secteur clef – le secteur public par exemple – nous ne disposons d’aucun outil pour le faire. La production est souvent mesurée, très simplement, en fonction de l’apport. Donc si l’Etat dépense plus – même de façon inefficace – la production augmente. Au cours des soixante dernières années, la part du secteur public dans la production du PIB a augmenté de 21,4 % à 38,6 % aux Etats-Unis, de 27,6 % à 52,7 % en France, de 34,2 % à 47,6 % au Royaume-Uni et de 30,4 % à 44,0 % en Allemagne. Voilà qu’un problème mineur à l’origine est devenu majeur. Parallèlement, l’amélioration de la qualité (de meilleures voitures au lieu d’une plus grande quantité de voitures) représente de nos jours une part très importante de l’augmentation du PIB. Or, l’amélioration de la qualité est difficilement quantifiable. Le système de soins de santé en est un bon exemple : la majeure partie est financée de manière publique tandis que la plupart des avancées sont qualitatives. De faire des comparaisons entre pays pose des problèmes similaires. Les Etats-Unis dépensent plus que tout autre pays pour son système de santé, mais obtiennent de moins bons résultats. Le système de mesure pourrait donc expliquer, pour partie, la différence du PIB par habitant aux Etats-Unis et dans quelques pays européens. Un autre changement important dans nombre de sociétés est l’accroissement des inégalités. Il y a en effet davantage de disparités entre le revenu moyen et le revenu médian (celui d’une personne « typique », dont le revenu se situe au milieu de la fourchette). Si quelques banquiers s’enrichissent massivement, le revenu moyen augmente, même si le revenu de la plupart des individus baisse. Donc les statistiques du PIB par habitant ne reflètent pas exactement ce qui se passe réellement pour la population. Aussi, pour évaluer les biens et les services, nous utilisons les prix du marché. Mais aujourd’hui même ceux qui croient le plus dans les marchés s’interrogent sur la validité d’une telle mesure. Les bénéfices des banques avant la crise – un tiers des bénéfices des sociétés – semblent avoir été un mirage. Cette prise de conscience éclaire d’un jour nouveau non seulement la mesure de la performance, mais aussi ce que l’on en déduit. Avant la crise, lorsque la croissance des Etats-Unis (d’après les outils de mesure standard du PIB) paraissait bien plus forte que celle de l’Europe, nombre d’Européens étaient en faveur du capitalisme à l’américaine. Bien sûr, tous ceux qui le désiraient auraient pu constater l’endettement croissant des foyers américains, ce qui aurait permis de montrer que la vision du succès donnée par la mesure du PIB était erronée. De récentes avancées méthodologiques nous ont permis de mieux évaluer ce qui contribue au sentiment de bien-être chez les citoyens et à rassembler les données nécessaires pour y procéder régulièrement. Ces analyses examinent et quantifient ce qui devrait être évident : la perte d’un emploi implique des répercussions plus considérables que la perte d’un revenu seul. Elles montrent aussi l’importance des liens sociaux. Toute bonne mesure de notre bien-être doit aussi prendre en compte la durabilité. Comme une entreprise doit quantifier la dépréciation de son capital, les comptes nationaux doivent aussi refléter la diminution des ressources naturelles et la dégradation de l’environnement. Bien entendu, les statistiques visent à résumer ce qui se passe dans nos sociétés complexes en quelques chiffres interprétables aisément. L’évidence que l’on ne peut tout réduire à une statistique unique, le PIB, aurait dû nous frapper. Le rapport de la Commission sur la mesure de la performance économique et du progrès social mènera, espérons-le, à une meilleure compréhension des us et abus des statistiques. Ce rapport devrait aussi fournir des axes sur lesquels fonder un plus large éventail d’outils reflétant de manière plus précise à la fois le bien-être et la durabilité. Il devrait aussi fournir une base dynamique pour améliorer la capacité du PIB et des statistiques afférentes à évaluer la performance de notre économie et de notre société. De telles réformes nous aideront à orienter nos efforts (et nos ressources) dans les directions menant à l’amélioration des deux.

    Joseph E. Stiglitz, prix Nobel d’économie 2001 et professeur à l’université de Columbia, est président de la Commission sur la mesure de la performance économique et du progrès social.

    Cet article est publié en collaboration avec Project Syndicate, 2009.

    Quelle vie après le PIB ? ( enquête des Echos ) 

    Les douze recommandations de la commission Stiglitz pour mesurer notre bien-être 


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