• Impunément, travailler tue

    Des morts occultées par la justice

     

                Sinistres mais révélateurs, les suicides à France Télécom ne doivent pas devenir l'arbre qui cache la forêt. Car depuis des dizaines d'années, des salariés meurent deux fois. Physiquement, puis symboliquement. Ils meurent car ils travaillent. Ensuite, ils meurent du silence et du mépris ; de l'absence de reconnaissance pénale, médicale et publique, des causes professionnelles de leurs décès.

    Plus de deux personnes chaque jour décèdent en France d'accident du travail. En 2006, près de 50 000 ont subi une incapacité permanente à la suite d'un accident du travail. Depuis 1995, les maladies professionnelles reconnues ont doublé. Le nombre des cancers professionnels explose. Liés à la multiplication des postes intenables, les dommages psychologiques ruinent toujours plus de vies (et de familles). D'ici à 2020, de 80 000 à 100 000 salariés exposés à l'amiante disparaîtront.

    Des chiffres ? C'était la vie de Jérôme Bianco, qui meurt à 32 ans en lavant des vitres, qui tombe d'une nacelle parce que L'Oréal fait des " économies " sur les rambardes de sécurité et utilise un sous-traitant, Galderma... Lequel sous-traite à TNF, qui économise sur la formation et les équipements de protection.

    Des chiffres ? C'est un salarié qui se jette du cinquième étage, devant ses collègues, au Technocentre Renault-Guyancourt, victime d'impératifs de productivité intenables et des harcèlements qui vont avec. Des chiffres ? C'est, le 31 mars, Vincent, un cariste de 30 ans, retrouvé mort, une plaie à la tête, seul dans l'entrepôt PSA de Saint-Ouen, où depuis dix ans il déplace des caisses. La direction, arguant d'une baisse d'activité, venait de mettre en place des postes solitaires. Avant, les agents étaient deux.

    Enfin, vient l'été meurtrier à France Télécom : 23 suicides depuis février 2008 ; cet été, 6 suicides et 4 tentatives de suicide. Victimes d'une " mode " ? Ce mot du PDG de l'entreprise exprime l'immense coupure entre la direction et les agents. Se poignarder devant ses collègues, sauter par la fenêtre de son bureau et mourir à 32 ans serait donc le dernier chic ? Quelle obscénité ! Et quelle infamie que ce numéro vert mis en place par la direction, comme si ces morts relevaient de " problèmes personnels ", alors que, d'évidence, c'est l'organisation du travail qui est en cause.

    Convocation au pénal

    Partout, la mise en concurrence accrue des salariés, les mobilités forcées, l'intensification du travail cassent la qualité, la sécurité et le sens même de l'activité. Parallèlement, toujours plus de grandes entreprises recourent à des sous-traitants, eux-mêmes mis en concurrence, dans le cadre d'appels d'offres sans cesse renouvelés. On sélectionne les moins coûteux qui économisent sur la prévention des risques, la sécurité, la formation des personnels.

    Partout, les parcours professionnels sont plus discontinus. En conséquence, les salariés exposés à des substances cancérigènes peinent à faire établir la cause professionnelle de leur cancer. Dans certains cas, les politiques d'entreprises ou de branches jouent d'ailleurs sur cette traçabilité rendue compliquée. Dans l'industrie nucléaire, il s'agit d'une règle : depuis vingt ans, plus de 80 % de la dose collective d'irradiation reçue par les travailleurs du parc nucléaire est supportée par des salariés d'entreprises intervenant comme sous-traitants ou intérimaires. Environ 25 000 salariés de plus de 1 000 entreprises différentes reçoivent des doses individuelles moyennes, par mois de présence sur les sites irradiés, de 11 à 15 fois plus élevées que celle des agents EDF.

    Lorsque, en bout de course, résistant aux pressions, les salariés demandent qualification de leur cancer en maladie professionnelle devant les tribunaux, les entreprises affirment que les causes sont à chercher du côté du salarié lui-même. Pour les suicides, ce sont " ses amours, ses amis, ses emmerdes ".

    Jusqu'à quand ces tués à la tâche resteront-ils invisibles, sous-évalués, sous-indemnisés ? Tant qu'ils ne coûteront rien. Un vol de sac à main est condamné à six mois de prison ferme devant tout tribunal correctionnel, en comparution immédiate. Pour un accident du travail, l'employeur est, au mieux, coupable d'homicide dit " involontaire ", lorsque sont reconnues les causes professionnelles de la maladie du salarié ou la responsabilité de l'entreprise dans l'accident.

    Dans les faits, seuls les lampistes paient, les procédures sont fréquemment classées sans suite et les indemnisations sont dérisoires. Une telle impunité conduit à juger négligeable le coût des impératifs de prévention des risques. Une convocation au pénal des entreprises reconnues fautives (assortie de réparations financières dissuasives) inciterait peut-être à plus de prudence. Puisque seul intéresse le porte-monnaie !

    Eric Beynel,

    porte-parole national de l'union syndicale Solidaires,

    Charles Hoareau,

    CGT Marseille,

    Noël Mamère,

    député (Gironde, Verts),

    Willy Pelletier,

    sociologue, coordinateur général de <st1:personname productid="la Fondation Copernic" w:st="on">la Fondation Copernic</st1:personname>,

    Christiane Taubira,

    députée (Guyane, Parti radical de gauche).

    Le travail, grand oublié de la crise
    Pourquoi on peut tout dire sauf s’attaquer au pouvoir actionnarial ?  


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