• Non à toujours plus de gouvernance mondiale !

    Dani Rodrik

     

     

    CAMBRIDGE – Tout le monde reconnaît que l'économie mondiale est souffrante, mais apparemment le diagnostic dépend de l'endroit où l'on se trouve.

    A Washington, des doigts accusateurs désignent la Chine et sa politique monétaire comme responsables du déséquilibre considérable de la balance commerciale américaine et des pertes d'emplois. Par contre à Séoul ou à Brasilia on se plaint de la politique monétaire ultra-expansionniste de la Réserve fédérale américaine qui entraîne massivement les capitaux spéculatifs vers les pays émergents et soulève le spectre d'une bulle des actifs. Et à Berlin on n'a de cesse d'évoquer  la malhonnêteté des politiques budgétaires et des réformes de structure dans le reste de l'Europe et aux USA.

    La responsabilité, cher lecteur, ne nous en revient pas - du fait de la mondialisation, elle incombe à nos partenaires commerciaux !

    Aussi confortable que soit pour nous ce point de vue, il n'est pas dénué de fondement. Les économies étant de plus en plus interdépendantes, les décisions prises dans un endroit de la planète ont des répercussions, souvent inattendues dans bien d'autres lieux éloignés.

    Aux USA, la crise des prêts hypothécaires à risque a été alimentée non seulement par une insuffisance de réglementation, mais aussi par une épargne mondiale excessive qui a incité les banques à se lancer dans une vaine course au profit. Cette crise a amorcé un ralentissement économique général en raison des transferts de produits financiers douteux entre établissements au niveau international.

    L'absence d'institution internationale jouant le rôle de prêteur de dernier ressort ou permettant de coordonner les plans de stimulation budgétaire a aggravé la crise et retardé la reprise. Maintenant chaque pays fixe indépendamment sa politique budgétaire et monétaire, ce qui a des incidences au-delà de ses frontières et menace de déclencher une vague de protectionnisme et une guerre des devises.

    La grande question économique de notre époque est la manière de faire face à ces défis. Abstraction faite des nécessités de politique intérieure, les technocrates et la plupart des responsables politiques sont partisans du recours à toujours plus de gouvernance mondiale. Selon eux, les problèmes globaux nécessitent des solutions globales, ce qui passe par le renforcement des organisations internationales comme le FMI, l'amélioration de l'efficacité de forums mondiaux comme le G20 et la négociation de normes et de codes internationaux toujours plus stricts (par exemple en ce qui concerne les exigences en capital à l'égard des banques).

    Une autre approche consiste à reconnaître que toute gouvernance mondiale est condamnée à rester inachevée et à limiter les inconvénients de cet état de fait en s'engageant plus lentement sur la voie de la mondialisation de l'économie. Cela permettrait de donner plus de poids à la politique intérieure et de limiter les conséquences négatives des actions entreprises par les autres pays. Cette stratégie peut sembler protectionniste, mais elle devrait favoriser à long terme la mondialisation économique.

    Nombre de problèmes économiques mondiaux tiennent à notre réticence à reconnaître que les objectifs de politique intérieure affectent les engagements au niveau international, même si nous prétendons le contraire. Voici deux exemples :

    L'Uruguay Round de l'OMC a été généralement salué comme une grande réussite, car il a réglementé sévèrement les subventions et bien d'autres mesures de politique industrielles appliquées par les pays en développement. Mais les restrictions introduites par l'OMC ont simplement conduit ces pays à poursuivre les mêmes objectifs avec d'autres méthodes.

    Cela a eu des conséquences évidentes dans le cas de la Chine. Membre de l'OMC depuis 2001, elle a dû renoncer à une politique reposant explicitement sur des subventions et des barrières douanières. Aussi a-t-elle entrepris de défendre son économie en sous-évaluant sa devise. Son excédent commercial a brutalement augmenté, accroissant les déséquilibres macroéconomiques mondiaux, ce qui a généré des tensions avec les USA. 

    L'économie mondiale se serait mieux portée si l'on avait imposé moins de restrictions de nature économique à la Chine (et aux autres pays en développement). Dans l'avenir, si l'on veut que la Chine accepte davantage de contrôle multilatéral de sa balance commerciale, il faudra lui offrir une contrepartie, par exemple une exemption de la réglementation de l'OMC sur les subventions.

    Deuxième exemple. Quand les pays émergents se sont ouverts à la mondialisation financière, ils espéraient que les flux de capitaux stimulerait leur développement économique. Ils croyaient qu'une politique macroéconomique appropriée et une réglementation prudentielle (avec l'aide des institutions financières internationales) leur permettraient d'échapper aux conséquences négatives de la mondialisation. Mais ils n'ont pu s'appuyer sur les marchés financiers que lorsque les choses allaient bien, pas en cas de difficulté. Ils ont donc été contraints de prendre des mesures coûteuses pour se protéger de la volatilité de ces marchés. Pire encore, ils ont dû adopter des stratégies – telle qu'une intervention sur le taux de change ou l'accumulation de réserves en devises – qui exportent l'instabilité. Ils auraient pu éviter cela avec davantage de prudence dès l'origine.

    Les partisans de toujours plus de gouvernance mondiale disent que si l'on ne renforce pas la réglementation économique internationale, tous les pays auront à en payer le prix. Mais l'économie mondiale ne fonctionne pas à l'image de la lutte contre le réchauffement climatique dont la réussite dépend de la poursuite d'un objectif commun, plutôt que d'objectifs locaux.

    Les économistes prêchent l'ouverture des marchés parce que cela sert notre intérêt, pas celui des autres. Ouvrir son économie aux marchés mondiaux (contrairement à la réduction des émissions de carbone simplement au niveau national) est avantageux. Une économie mondiale dans laquelle chaque pays poursuit son propre intérêt ne sera peut-être pas hyper-mondialisée, mais restera sûrement une économie ouverte.

    Il est vrai que l'économie mondiale doit être réglementée pour éviter les débordements transfrontaliers. Mais l'équilibre entre prérogatives nationales et réglementation internationale doit prendre en compte les réalités politiques. Si nous allons trop loin dans la direction d'une gouvernance mondiale, nous serons confrontés à une réglementation absurde qui ne demandera qu'à être contournée.

    Dani Rodrik est professeur d’économie politique à la John F. Kennedy School of Government de l’université d’Harvard. Il a écrit un livre intitulé One Economics, Many Recipes: Globalization, Institutions, and Economic Growth.

    Copyright: Project Syndicate, 2010.
    www.project-syndicate.org

    Traduit de l’anglais par Patrice Horovitz

    votre commentaire

  • votre commentaire
  • La justice pour certains

    Joseph E. Stiglitz


     

    NEW YORK – La débâcle des prêts hypothécaires aux Etats-Unis a soulevé de profondes questions autour du principe « d’autorité de la loi », cette idée universellement admise comme le symbole même d’une société civilisée et avancée. L’autorité de la loi est supposée protéger le faible contre le fort, et faire en sorte que chacun soit traité équitablement. Aux Etats-Unis, à la veille de la crise des prêts hypothécaires à haut risque, elle n’a fait ni l’un ni l’autre. 

    L’un des aspects de l’autorité de la loi concerne la sécurité du droit de propriété – si vous n’avez pas terminé de rembourser votre crédit immobilier, par exemple, la banque ne peut pas vous la reprendre sans suivre un processus légal défini. Mais ces derniers temps, les Américains peuvent témoigner de plusieurs cas dans lesquels des individus se sont vus dépossédés de leur maison alors même qu’ils n’avaient aucune dette.

    Pour certaines banques, ce ne sont que des dommages collatéraux : des millions d’Américains – en plus des quelques quatre millions estimés en 2008 et en 2009 – doivent encore être dépossédés de leur bien. Le rythme des saisies serait en augmentation si le gouvernement n’était pas intervenu. Des impasses procédurales, une insuffisance de documentation et la fraude rampante associés à l’empressement des banques à distribuer des millions de prêts à risque lors de la bulle spéculative de l’immobilier, ont cependant passablement compliqué le travail d’assainissement rendu nécessaire suite à la débâcle.  

    Pour beaucoup de banquiers, tout cela n’est qu’un détail. La plupart des personnes expulsées de leur maison ne payent plus leur emprunt et, dans la plupart des cas, ceux qui les expulsent sont dans leur bon droit. Mais les Américains ne sont pas obligés de se contenter d’une justice approximative. Nous ne sommes pas en train de dire que la plupart des personnes emprisonnées à vie ont commis un crime digne de cette sentence. Le système judiciaire américain demande plus, et nous avons imposé des protections juridiques pour répondre à ces demandes.

    Mais les banques veulent court-circuiter ces protections juridiques. On ne devrait pas les y autoriser.

    Pour certains, cela rappelle ce qui s’est passé en Russie où l’autorité de la loi – la législation sur les faillites, en particulier – a été utilisée en tant que mécanisme légal pour remplacer un groupe de propriétaires par un autre. Les tribunaux étaient soudoyés, les documents falsifiés et les choses suivaient leur cours habituel.

    En Amérique, la vénalité est d’un autre niveau. Ce ne sont pas certains juges qui sont achetés, mais les lois elles-mêmes, à travers des campagnes de dons et de lobbying, dans un contexte que l’on a fini par appeler une corruption « à l’américaine ».

    La politique de prêt prédatrice des banques et des organismes de crédit était loin d’être un secret : ils ont abusé de la naïveté de personnes peu instruites et mal informées en matière de finances pour les convaincre de souscrire des crédits dont les frais étaient plus élevés, et qui en outre imposaient des risques énormes à l’emprunteur. (Il faut être juste : les banques ont aussi tenté de tirer avantage des plus fortunés, avec les titres créés par Goldman Sachs et conçus pour faillir). Mais les banques ont investi toute leur énergie politique pour empêcher que les états ne votent des lois interdisant ces pratiques prédatrices.

    Lorsqu’il est devenu évident que les gens ne pouvaient plus rembourser ce qu’ils devaient, les règles du jeu ont changé. La législation sur les faillites a été modifiée pour y introduire un système de « servitude inféodée partielle. » Un particulier avec, disons, des dettes équivalentes à 100% de son salaire peut se voir imposer de verser à la banque 25% de son revenu brut avant impôt pour le reste de sa vie parce que la banque est en droit d’ajouter, disons, 30% d’intérêts annuels à ce qu’il doit déjà. En fin de compte, un créancier devrait bien plus que ce que la banque devait recevoir, alors même que le débiteur aurait travaillé, dans les faits, un quart de son temps pour la banque.

    Lorsque cette nouvelle loi sur les faillites a été votée, personne ne s’est plaint du fait qu’elle interférait avec la sacralité des contrats : à l’époque où les emprunteurs ont contracté leur dette, la loi sur les faillites, plus humaine – et plus rationnelle économiquement - leur laissait une chance pour un nouveau départ si le poids des remboursements devenait trop onéreux.

    Les prêteurs auraient donc du, en toute connaissance de cause, ne proposer des prêts qu’à ceux qui étaient en mesure de les rembourser. Mais les prêteurs savaient peut-être déjà que, compte tenu d’un gouvernement Républicain, ils pouvaient faire de mauvais prêts puis modifier la loi pour être sûrs de pouvoir procéder à des liquidations forcées sur les pauvres.

    Avec l’enlisement d’un prêt hypothécaire sur quatre aux Etats-Unis – c’est-à-dire que le montant dû est supérieur au prix du bien – ils sont de plus en plus nombreux à penser que la seule façon de gérer le problème est de réduire la valeur du principal (ce qui est dû). L’Amérique a une législation spécifique pour les faillites commerciales appelée Chapitre 11 qui autorise une rapide restructuration en réduisant la valeur de la dette et permet d’en transformer une partie en actions.

    Il est important de protéger les entreprises pour préserver les emplois et la croissance. Mais il est tout aussi important de protéger les familles et les communautés. L’Amérique a donc aussi besoin d’un Chapitre 11 « pour particuliers ». 

    Lenders a dénoncé le fait qu’une telle loi violerait leur droit à la propriété. Mais presque toutes les modifications de loi et de réglementation bénéficient à certains au dépend des autres. Lorsque la loi sur les faillites de 2005 fut votée, les prêteurs étaient les bénéficiaires ; peu leur importait de savoir comment cette loi affecterait les droits des débiteurs.

    Les inégalités croissantes, combinées à un système biaisé de financement de campagne, risque de faire passer le système judiciaire américain pour une comédie de justice. Certains pourront encore l’appeler l’autorité de la loi, mais ce ne sera pas une autorité de loi qui protègera les faibles contre les puissants. Ce sera plutôt l’occasion pour les puissants d’exploiter les faibles.

    Dans l’Amérique d’aujourd’hui, la noble revendication d’une « justice pour tous » est en train de disparaître au profit d’une plus modeste « justice pour ceux qui peuvent se l’offrir ». Et le nombre de gens qui peuvent se le permettre est en chute libre.

    Joseph E. Stiglitz, Prix Nobel d’économie, est professeur d’université à l’Université Columbia. Son dernier ouvrage Free Markets and the Sinking of the Global Economy (Chute Libre : l’économie de marché et la noyade de l’économie globale,ndt) vient d’être réédité en livre de poche avec une nouvelle postface.

    Copyright: Project Syndicate, 2010.
    www.project-syndicate.org
    Traduit de l’anglais par Frédérique Destribats

    votre commentaire

  •  

    Stephff

    Les mécanos

     The Nation Bangkok

    votre commentaire
  • La nouvelle femme du Brésil

    Glauco Arbix


     

    SÃO PAULO – Le Brésil a considérablement changé depuis quinze ans. Le pays a mis son économie sur de bons rails, réduit la pauvreté et les inégalités et consolidé sa démocratie. La démocratie brésilienne a en effet réussi avec succès d’importantes épreuves telles que la destitution d’un président et l’avènement d’un ancien responsable syndical au poste de président, laissant derrière elle les fantômes du passé que furent l’autoritarisme, la persécution politique et la censure.

    Le Brésil vient de passer un nouveau test : placer une femme à la tête du pouvoir exécutif. Les défis auxquels la présidente élue Dilma Rousseff sera confrontée sont énormes ; mais ses avantages le sont tout autant. Les fondations d’un développement économique rapide durable sont établies, et rien n’indique que l’inflation, l’autonomie de la Banque Centrale ou la fluctuation du taux de change devraient subir de modifications notoires.

    Rousseff doit sa victoire au président sortant Luiz Inácio Lula da Silva et au succès de son gouvernement. Elle n’ignore pas que la progression du Brésil sous Lula a été soutenue par une croissance économique stable, des contributions sociales plus élevées au profit des foyers pauvres à travers des programmes comme la Bolsa Familia (Bourse Famille), et la démocratie.

    Mais cette même formule fonctionnera-t-elle pour le Brésil du futur ? Des signaux avertisseurs indiquent qu’il faut en faire plus, car le dynamisme n’est pas forcément automatiquement induit par la stabilité économique. De même que la démocratie n’est pas forcément non plus synonyme d’institutions fortes et que la protection sociale ne peut se substituer à un marché du travail efficient.

    Le Brésil a besoin de plus d’investissements pour rester compétitif sur les marchés internationaux et l’économie du pays a besoin d’un sursaut d’innovation. La productivité est faible et l’incorporation de nouvelles technologies se limite encore à une élite d’entreprises. Sans une transformation structurelle, le Brésil ne pourra pas maintenir sa croissance très longtemps.

    Bien sur, l’intervention de l’état dans l’économie risque d’asphyxier le dynamisme des sociétés brésiliennes et l’initiative privée. Mais si l’état ne fait rien, la structure économique du pays resterait inchangée, laissant le Brésil dépendant de ses matières premières.

    Il n’y pas de solution simple à ce problème. Le principal défi est donc, pour la nouvelle présidente, de perpétrer l’effort de Lula pour établir de nouvelles passerelles entre les secteurs privé et public – un modèle capable de combiner transparence et mesures proactives qui à la fois ne se transforme pas en centralisme d’état ni ne s’en remette aux marchés.

    La manière avec laquelle Rousseff va gérer cet effort sera la meilleure preuve de ses capacités à diriger le pays. Les huit années de Lula au pouvoir ont démontré aux pays émergeants partout dans le monde que l’état ne peut tout faire, tout en apportant la preuve, de manière non moins claire, aux plus orthodoxes d’entre eux que les intérêts des marchés ne coïncident pas toujours avec ceux du pays.

    La présence plus forte de l’état au cours du mandat de Lula a permis au Brésil de retrouver son chemin. Le défi des 15 prochaines années sera de consolider les avancées réalisées, de continuer à réduire les inégalités sociales et d’éradiquer l’extrême pauvreté. Pour y parvenir, il faudra encourager la fiscalité, l’emploi et les réformes politiques – autant de mesures que Lula, à l’époque, avait intégré à son ordre du jour.  

    Le Brésil revient de loin. Mais pour être compétitif par rapport à la Chine, l’Inde, la Corée du Sud, la Russie et aux autres pays émergents, son économie fondée sur des produits à faible valeur ajoutée doit laisser place à une économie basée sur la force d’entreprises plus innovantes et dynamiques. Sinon, le pays sera condamné à ne briller que timidement à la périphérie du marché global.

    Dans le même temps, ces segments de la population brésilienne récemment parvenus sur le marché, bien qu’enthousiasmés par leur progression sociale, doivent encore être soutenus de manière à préserver les acquis dans leur niveau de vie. En effet, une grande partie de la population ne subsiste encore que grâce à des emplois à faible productivité. Leur progression, donc, dépend des réelles améliorations qui doivent être apportées dans la qualité d’un système d’éducation qui avait été conçu pour un Brésil du passé.

    Aux trois piliers du succès de Lula – croissance économique, redistribution de la richesse et démocratie – il faudra donc en rajouter deux autres : éducation et innovation, afin de consolider la croissance économique du Brésil et assurer des institutions de meilleures qualités.

    La politique brésilienne n’a pas toujours été admirable. Mais aujourd’hui, il est clair que le Brésil a mûri plus vite que ses élites. Il faut espérer que Rousseff continuera de réduire cet écart et sera à même de donner aux Brésiliens le pays qu’ils méritent.

    Glauco Arbix, membre du Conseil National Brésilien pour les Sciences et la Technologie, est professeur de sociologie à l’Université de São Paulo et professeur invité à l’Université  du Wisconsin-Madison.

    Copyright: Project Syndicate, 2010.
    www.project-syndicate.org
    Traduit de l’anglais par Frédérique Destribats

    votre commentaire