• Des stratégies d’investissement pour l’après-crise

    Michael Spence

    MILAN – Les investisseurs ont été durement touchés par la crise actuelle. Des leçons ont été tirées de l’expérience et les stratégies d’investissements réexaminées.

    A mon sens, la principale leçon à l’attention des investisseurs est que les différents éléments du risque ne sont pas tous statiques et évoluent d’une manière qui n’est pas encore pleinement comprise – et que les réglementations nationales ne parviennent pas à maîtriser pleinement. Pour cette raison, la capacité des marchés à se corriger d’eux-mêmes doit également jouer un rôle, et implique que les stratégies d’investissement cherchent à prendre en compte la possibilité de risque systémique.

    Les menaces posées à l’ensemble du système peuvent survenir d’une façon imprévue, ce qui peut amener des stratégies d’atténuation des risques convenant en période normale à ne plus être adaptées. Bien sûr, des perturbations systémiques majeures ne se produisent pas chaque année. Au contraire, l’instabilité va croissant jusqu’à ce que le système subisse un choc et se repositionne, selon un calendrier imprévisible. Cela signifie qu’évaluer les risques systémiques nécessite de prendre en compte une période de temps plus longue que celle associée aux risques stationnaires non systémiques auxquels les investisseurs accordent en général le plus d’attention.

    Prenons par exemple une période de dix ans et admettons que pendant neuf ans, les retours sur investissement sont « normaux », suivis par une « mauvaise année » due à l’élément de risque systémique. Dans ce cas, si une stratégie d’investissement produit un retour annuel de 8 pour cent en temps normal, un choc important de 20 pour cent tous les dix ans réduira les dix retours moyens de 3,19 points de pourcentage, à 4,81 pour cent.

    Prendre en compte le risque systémique a plusieurs implications. Par exemple, un fonds de dotation ou un fonds de pension pourrait décider de baser ses décisions de paiement sur un retour moyen ajusté aux chocs et calculé sur une plus longue période qu’une simple moyenne des précédents retours ou des valeurs des actifs en clôture des comptes (la pratique habituelle aujourd’hui).

    On peut bien sûr avancer que la réforme de la réglementation à la suite de la crise financière résoudra éventuellement le problème des risques systémiques périodiques et que nous retournerons au monde plus confortable de risques relativement stationnaires sans déséquilibres périodiques. Mais je ne parierais pas sur cette éventualité.

    Les événements de l’histoire montrent que le risque systémique est persistant et rétif à toute tentative de réglementation pour l’éliminer. L’innovation financière se poursuivra parallèlement à l’arbitrage réglementaire. Et bien que les dimensions et les sources internationales de risque systémique soient de plus en plus importantes, nous n’avons jusqu’à présent démontré qu’une capacité limitée, ou aucune, à maîtriser ce risque.

    Il y a sans doute des facteurs de compétitivité et d’autres conséquences qui plaident en faveur de l’adoption d’une approche plus prudente qui tienne compte du risque systémique périodique et qui varie d’une institution à l’autre. L’idée n’est pas de dire qu’il n’y a qu’une seule réponse juste, mais plutôt que les stratégies d’investissement et les décisions de paiement doivent prendre en compte les dimensions à long terme du risque. Ceci vaut également pour les investisseurs qui décident en fin de compte que les stratégies visant à générer des rendements moyens normaux plus élevés et post-choc en valent la peine.

    On peut considérer le risque systémique périodique comme une tendance inhérente vers un retour à la moyenne : les rendements à court et moyen terme peuvent dévier considérablement et pour de longues périodes des rendements à long terme attendus dans le cas de plusieurs stratégies et possibilités d’investissement. En d’autres termes, lorsque les taux de rendements semblent anormalement élevés pour une longue période, c’est qu’ils le sont probablement et un facteur ou un autre – que nous ne connaissons pas à l’avance – les fera baisser.

    Ce point est particulièrement pertinent pour les investisseurs importants, qui contrairement aux opérateurs en bourse, ne peuvent pas totalement ignorer les fondamentaux macroéconomiques sans renoncer à une diversification raisonnable. Les financiers qui investissent avec succès dans les actions dépréciées peuvent atténuer le risque en ignorant ce qu’ils estiment être des actifs surévalués. Ils ne seront pas invulnérables pour autant puisqu’une évaluation juste – voire une sous-évaluation – n’est pas à l’abri des pressions à la baisse d’une crise financière ou du repositionnement des prix des actifs consécutifs à l’accumulation d’un risque systémique.

    Il faut bien sûr user de son bon jugement. Je tends à penser que les chocs se produisent assez fréquemment, et qu’ils varient en taille et en probabilité. Une approche sensée pourrait être de se prémunir contre les chocs de niveau intermédiaire. Cette approche pourrait également permettre d’atténuer l’impact de chocs plus importants et d’augmenter le rendement net potentiel durant les chocs les plus sévères  (bien qu’elle puisse aussi diminuer le taux de rendement potentiel dans le cas de chocs plus bénins).

    Dans un domaine en tous cas, celui de la gestion de la liquidité, plusieurs investisseurs ont appris dans la douleur des leçons de la crise. L’accent a été mis, à juste titre, sur les difficultés des flux de trésorerie découlant de la combinaison d’importants portefeuilles d’investissement illiquides et de chocs systémiques sévères qui ont un effet adverse sur les modèles de flux de trésorerie.

    Il existe toutefois deux autres aspects de la gestion des liquidités qui méritent d’être retenus. D’abord, les investissements illiquides limitent la capacité des investisseurs à ajuster leurs portefeuilles quand les premiers signes d’un accroissement du risque systémique sont apparents. Ensuite, dans les périodes de détresse financière, les portefeuilles liquides créent des occasions d’investissement, étant donné que les prix d’actifs dépréciés (souvent à l’excès) se combinent avec la capacité d’investir quand d’autres investisseurs ne peuvent ou ne veulent pas investir.

    Cela signifie que la liquidité a une valeur potentiellement considérable, qui augmente quand des problèmes systémiques se présentent. Cette valeur doit être « ajoutée » au taux de rendement attribué aux différentes classes d’actifs liquides en temps « normaux », affectant ainsi l’attrait relatif des actifs liquides et illiquides – et influençant les choix d’allocation des actifs faits par les différentes catégories d’investisseurs.

    Tous ces points soulignent la nécessité de nouveaux points de référence pour la performance et la compensation, qui tiennent compte de la vulnérabilité au risque systémique périodique, en portant une attention particulière à l’endettement et à la liquidité. Un endettement faible et une liquidité élevée doivent être évalués de façon à éviter des difficultés de flux de trésorerie, à garantir une plus grande flexibilité dans l’ajustement de l’allocation des actifs et à créer des occasions dans le sillage de la crise.

    Peut-être plus important, les taux de rendement à court et moyen terme, en particulier dans les périodes où ils sont élevés, ne doivent pas être pris pour des indications fiables des taux de rendement à long terme. Les stratégies d’investissement ne doivent pas être basées sur le postulat que les conditions sont en général « normales » et que l’instabilité périodique est anormale. Les défis liés à l’évaluation du risque systémique et l’occurrence de l’instabilité ne sont rien d’autres que des défis, pas des raisons pour ignorer ce phénomène.

    Copyright: Project Syndicate, 2009.
    www.project-syndicate.org
    Traduit de l’anglais par Julia Gallin

    Michael Spence, prix Nobel d’économie 2001, est professeur émérite à l’université de Stanford et président de la Commission sur la croissance et le développement de la Banque mondiale.


    votre commentaire

  • votre commentaire
  • Pourquoi ne serait-ce pas Noël toute l’année ?

    Par Paul jorion

    Un des vers du vieux chant de Noël anglais « We wish you a merry Christmas », se demande : « Why can’t we have Xmas the whole year around ? » : « Comment se fait-il que nous ne puissions pas avoir Noël toute l’année ? » Et c’est effectivement une excellente question. Et si on la comprend au sens « Pourquoi l’esprit de Noël ne règne-t-il pas en permanence ? », on peut très bien l’extraire de son cadre purement chrétien pour en faire une question beaucoup plus générale dans laquelle chacun peut se reconnaître, quelle que soit sa religion, voire même s’il n’en a pas du tout.

    Ce à quoi l’on pense alors, c’est à la générosité, à la fraternité, à la compassion, qui transparaissent dans le « Aimez-vous les uns les autres » ou dans « Paix sur la terre aux hommes de bonne volonté ».

    Alors, pourquoi pas Noël toute l’année ? Deux facteurs contribuent à l’empêcher. Le premier, c’est la difficulté de la mise en application – même avec la meilleure volonté du monde. Voyez les églises qui véhiculent ces messages, elles n’y ont manifestement toujours rien compris ! Le second facteur, ce sont les forces qui dénoncent ces messages comme des niaiseries. Elles véhiculent elles – au contraire – une représentation de l’homme dont la nature profonde est viscéralement incompatible avec la générosité, la fraternité et la compassion. Et elles soulignent la vanité de vouloir mettre ces valeurs au centre de nos vies.

    Cette représentation qui s’oppose à l’esprit de Noël, on la connaît, c’est celle que symbolise le fameux Homo oeconomicus. Aucune place pour les autres au sein de son univers, où chacun poursuivant son propre intérêt en minimisant ses coûts, contribue – en principe – au bien-être général. Dans ce cadre du chacun pour soi, l’Homo oeconomicus se considère comme constituant un « capital humain » – c’est tout dire !

    Où sont les temps bénis où il allait de soi que le « juste prix » était celui où le marchand exerçait sa retenue dans la recherche du profit ? Nous avons oublié la retenue, comme d’ailleurs tous les autres bons sentiments : le « juste prix » n’a plus aucun rapport avec le sentiment de justice : c’est l’agression de tous contre tous – ce qu’on a coutume d’appeler la « concurrence » – qui contient désormais le profit dans des limites raisonnables ; c’est-à-dire l’effet combiné de la recherche par chacun de son propre avantage, sans aucun souci des autres.

    « Comment se fait-il que nous ne puissions avoir Noël toute l’année ? » Parce que la générosité, la fraternité et la compassion, qui n’avaient autrefois comme ennemie que l’ignorance, se sont trouvées aujourd’hui un adversaire beaucoup plus formidable en la personne de la « science » économique. « Science » entre guillemets – précisons-le quand même !


    votre commentaire
  • Aux Etats-Unis, en 1927,

    l'enquête sociale fondatrice

     

                Que montrent les tragédies et les souffrances qui marquent le fonctionnement des grandes entreprises, les commentaires des dirigeants qui oscillent entre le cynisme et la compassion, l'appel en urgence aux médecins et aux psychologues, sinon l'ignorance ou le déni d'une réalité cependant découverte dans les années 1920-1930 et dont la connaissance a été développée par la sociologie, une science qui n'est pas en cour parce qu'elle reste, lorsque le marché et le profit dominent, une science dérangeante ?

    Pourrait-on suggérer à ceux qui ont quelque responsabilité de s'intéresser à un livre dont la lecture pourrait leur donner les mots pour le dire et éventuellement pour le comprendre. Le titre Management and the Worker est d'actualité, les auteurs - F. J. Roethlisberger et W. J. Dickson - étaient l'un sociologue à l'université Harvard et l'autre directeur de recherche chez Western Electric. Le livre compte 604 pages grand format et a été publié aux Etats-Unis en 1939.

    Mais qui va prendre le temps de cette lecture ? Pourquoi s'intéresser à un ouvrage aussi ancien ? Ces arguments pèsent bon poids. Ils m'ont décidé à proposer une brève présentation de sa matière : une recherche qui fut une véritable aventure scientifique dont les acquis sont aussi pertinents aujourd'hui qu'ils l'étaient hier.

    Il y est question de rendement et de profit. Mais, à l'époque, pour augmenter l'un et l'autre sans accroître la fatigue, certains dirigeants industriels entendent connaître avant d'agir. C'est en 1927 que se fait la rencontre entre l'entreprise et les sociologues de l'université Harvard et que commence l'étude Hawthorne (du nom de l'usine du groupe Western Electric) qui ne va s'arrêter que dans les années 1930 sous l'influence grandissante de la crise économique.

    Pour simplifier, distinguons trois étapes. La première porte sur l'observation du travail d'un groupe d'ouvrières afin d'étudier les relations entre la fatigue et les variations dans les pauses, les horaires, la durée de la semaine de travail. Trois années après : perplexité ! Pourquoi, par exemple, dans des situations de travail successives identiques, le rendement individuel ne cesse-t-il d'augmenter ?

    Perplexité d'autant plus grande qu'une étude préalable, qui portait sur les effets des conditions physiques du travail sur la fatigue des ouvriers, avait, par exemple, permis de constater que le rendement ouvrier augmentait avec la baisse de l'intensité de l'éclairage. Par deux fois, l'interprétation mécaniste de l'action humaine était invalidée. Or c'était sur elle qu'étaient fondées la représentation et l'organisation du travail. L'équipe de recherche fait alors le constat qu'elle ignore la réalité de l'entreprise.

    La deuxième étape est insensée. Pour connaître une réalité inconnue, il faut s'en donner les moyens. Une enquête est donc lancée. D'abord avec un questionnaire, mais l'instrument sera vite abandonné : sa construction présuppose un savoir qui justement n'existe pas. C'est donc une parole " libre " qui trouve son expression dans plus de 20 000 entretiens souvent fort longs. Une fois encore, les surprises seront nombreuses. Une double ouverture théorique s'ensuit : les travaux de Janet et de Freud sont mobilisés dans une perspective de psychopathologie, et l'ethnologue William Llyod Warner rejoint l'équipe

    La troisième étape, décisive, porte sur une réalité que les entretiens ont permis d'entr'apercevoir : la présence et l'influence des groupes spontanés dits aussi " primaires ". L'observation prolongée, quasi ethnographique, des actions et interactions des ouvriers d'un atelier met en évidence que les groupes spontanés sont non seulement omniprésents, mais aussi que chacun d'entre eux est ordonné par une hiérarchie sociale, des mécanismes de contrôle et des formes de solidarité. C'est l'appartenance à ces groupes qui fixe le sens que leurs membres assignent à leur travail et à leur situation de travail. L'entreprise ne peut plus dès lors être considérée comme un agrégat d'individus : à côté de l'organisation officielle, elle contient une organisation informelle, invisible et influente. La sociologie industrielle est née.

    Pour prendre la mesure de cet acquis, pour comprendre son actualité, il suffit d'esquisser le tableau des changements organisationnels intervenus depuis vingt ans. Au nom de l'intensité de la concurrence et de la recherche du profit maximal, le management néolibéral s'est employé à construire une entreprise fondée sur l'individualisation des objectifs, des moyens, des responsabilités, des pressions, des évaluations et des sanctions. Il a imposé le dévouement inconditionnel à l'entreprise dont les marqueurs les plus expressifs sont la surcharge de travail, la disparition de la vie familiale et la docilité devant les " exigences " de mobilité.

    Les conséquences ne sont pas difficiles à identifier : ce que l'on nommait les " relations humaines " ne le sont plus, remplacées par l'indifférence généralisée. Chacun, dans la lutte contre tous, gère son capital de compétence et de réputation qui doit lui permettre d'améliorer sa position. C'est la première fois, à cette échelle, que le marché concurrentiel est devenu une forme d'organisation du travail. Son extension et son intensification rencontrent d'autant moins de limites que l'atomisation sociale, couplée à la menace du licenciement et à la crainte du chômage, favorise la soumission collective. Les structures sociales informelles ont été balayées par un régime de concurrence individuelle généralisée.

    Les arguments économiques sont loin d'expliquer l'emprise du management néolibéral sur les grandes entreprises, emprise qui n'est cependant pas générale. Toute forme d'organisation est à la fois une technique instrumentale et une technique de domination sociale. Cette seconde visée, qui va tellement de soi qu'il n'est plus nécessaire de la formuler, passe par la destruction des structures sociales spontanées de l'entreprise, qu'elles soient internes ou externes comme la famille. Il n'y avait aucune nécessité à le faire. La violence sociale dans l'entreprise n'est pas nouvelle, mais cette forme de violence l'est.

    Peut-on jouer la surprise devant les effets d'une telle pratique ? Là encore, il faut revenir en arrière, car les chercheurs de l'étude Hawthorne ne se sont pas contentés de mettre en évidence une réalité que l'entreprise ignorait, ils ont aussi voulu élaborer son interprétation. Pour y parvenir, ils se sont rattachés à la théorie sociologique, en particulier celle de Durkheim, et ont abouti à un corps de connaissances fondé sur les relations entre structures sociales, intégration et anomie. La structure sociale nous intègre dans la " normalité " tandis que son absence nous plonge dans le chaos des règles contradictoires. En fait, ils ont montré, ce que l'on constate aujourd'hui, que l'absence du fait collectif conduit au malheur social et à la folie.

    Soignons les âmes et les corps. Mais cessons de chercher les causes de la souffrance collective là où elle n'est pas, pour méconnaître là où elle est : dans le social. Cessons de considérer comme normal, habituel, voire nécessaire, le fait considérable que représente l'arasement d'une structure sociale qui régit l'existence des humains. Cessons d'ignorer une quasi-loi sociale.

    Lucien Karpik est sociologue (Ecole des mines et Ecole des hautes études en sciences sociales), auteur de "L'Economie des singularités" (Gallimard, 2007).

    A méditer.

    POURQUOI LE TRAVAIL FAIT (de plus en plus) SOUFFRIR 


    2 commentaires


  • votre commentaire