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  • Des juges au-dessus de tout soupçon ?

    Guy Sorman

    PARIS – En démocratie, la Justice est censée être indépendante. Mais juges et procureurs sont-ils, eux, indépendants ? En fait, nombre d’entre eux sont impliqués dans des affaires politiques et poursuivent des objectifs – voire des vendettas – qui leur sont propres.

    Cette politisation des procureurs et des juges d’instruction se manifeste dans des démocraties aussi diverses que le Japon, l’Italie, la France, l’Espagne, la Turquie et l’Argentine. Dans tous ces pays, procureurs et juges d’instruction n'hésitent pas à lancer des accusations de corruption contre les gouvernements et les partis au pouvoir – des charges qui se trouvent servir les intérêts partisans et corporatistes de ces magistrats.

    Le ministère public du Japon vient ainsi d'accuser en fanfare Ichiro Ozawa, le secrétaire général du Parti démocratique du Japon (PDJ), vainqueur des dernières élections, d’avoir reçu des fonds illégaux pour financer sa campagne électorale contre le parti libéral-démocrate sortant (PLD). L’opinion publique japonaise s’étonne de l’inculpation de collaborateurs d’Ozawa, quelques mois seulement après la victoire électorale du PDJ, compte tenu de la corruption notoire du PLD quand lui était au pouvoir et jamais inquiété.

    De fait, le PLD travaillait main dans la main avec une bureaucratie japonaise établie, dont font partie les procureurs. Le PDJ s’est engagé à mettre fin à ce concubinage entre les bureaucrates, les politiciens et les conglomérats japonais. En inculpant des proches d’Ozawa, le parquet n'agit qu'en défense d'un statu quo qui convenait à la magistrature.

    En Italie, des procureurs romains ont ouvert une nouvelle enquête contre le Premier ministre Silvio Berlusconi. Les juges italiens ont toujours refusé d’accepter la popularité et le succès électoral de cet homme d’affaires qu’ils tentent d’inculper depuis de nombreuses années. Berlusconi n’est peut-être pas le plus raffiné des Italiens, mais il n’a jamais été prouvé, après plusieurs procès, qu’il ait commis le moindre crime. Les magistrats persistent à le traîner en justice pour des raisons à l'évidence extra judiciaires.

    En France, les juges d’instruction tentent depuis des années d'inculper Jacques Chirac pour des affaires de corruption. Tant qu'il était président, il était intouchable. Maintenant qu’il est en retraite, une juge d’instruction « indépendante» a renvoyé l’ancien président en correctionnelle pour avoir utilisé des employés municipaux, alors qu’il était maire de Paris il y a 20 ans, à des fins électorales. Aucun juge n’avait jamais inculpé François Mitterrand pour avoir entretenu sa maîtresse et sa fille illégitime grâce à des fonds publics.

    Une preuve de la politisation ? Immédiatement après la relaxe de Dominique de Villepin, accusé de complicité de dénonciation calomnieuse envers le président Nicolas Sarkozy, le procureur a annoncé qu’il ferait appel du jugement et engagerait de nouvelles poursuites. Déniant qu'il cédait aux exigences de Nicolas Sarkozy, le procureur a déclaré agir en conscience : voudrait-il à lui seul purifier la vie politique française ? Le souvenir de Fouquier Tinville, qui guillotinait l'aristocratie, hanterait-il les procureurs français ?

    En Argentine, on s’interrogera sur les motivations de la Cour Suprême qui a interdit à la présidente Cristina Kirchner de remplacer le président de la banque centrale. Bien que Madame Kirchner ne soit pas au-dessus de tout soupçon, l’annulation par une juge fédérale d'un décret du gouvernement laisse croire en des motivations d’ordre politique.

    La situation est plus byzantine, mais tout aussi politisée en Turquie : les procureurs et les juges y ont régulièrement instruit des procédures visant à dissoudre le parti musulman au pouvoir, le Parti pour la justice et le développement (AKP), au nom de la défense de la Constitution laïque. Après la victoire électorale de l’AKP en 2003, la Cour constitutionnelle a dissous le parti pour empêcher Recep Tayyip Erdogan de devenir Premier ministre. L’AKP a dû changer de nom et Erdogan a dû, pour un temps, renoncer aux fonctions de Premier ministre.

    L’an dernier, l’AKP a de nouveau fait l’objet d’une procédure d’interdiction, sous prétexte qu’il mettait en péril la laïcité de la Constitution. Fin 2009, la Cour constitutionnelle turque a dissous le principal parti kurde, le DTP, accusé de collusion avec les rebelles. Cette décision arbitraire a privé des millions de Kurdes d’une représentation légale et entravé le processus engagé par le gouvernement AKP pour réconcilier la communauté kurde et la République turque.

    Le juge d’instruction espagnol, Baltasar Garzón, est généralement décrit comme un croisé de la justice, par-delà les frontières nationales. Mais les cibles de ses instructions appartiennent invariablement à la droite politique. Les sympathies des procureurs européens vont plutôt à la gauche politique mais celles de leurs homologues latino-américains et japonais plutôt à la droite.

    Au lieu de suivre un ordre du jour aussi clairement idéologique, la plupart des magistrats militants tendent à agir comme une corporation : même si leurs objectifs paraissent partisans, leurs intérêts, corporatistes, l’emportent.

    Au temps de l’Ancien Régime en France, les juges étaient connus pour agir comme une classe sociale autonome et soudée : la Révolution française et l’adoption du suffrage universel eurent autant pour but de débarrasser la France de la corporation judiciaire que d’en terminer avec la noblesse.

    Malgré la démocratisation, juges d’instruction et procureurs ont tendance à ressurgir comme une élite autoproclamée et protégée par le mythe de l'indépendance de la Justice. Lorsqu’on examine de près les carrières des juges dans les pays ici mentionnés, on constate que, même si les lois varient, la cooptation est la règle du jeu dominante : un juge ou un procureur doit, pour grimper les échelons professionnels, suivre les codes de ses pairs et accroître l’influence de sa corporation.

    On peut aussi s’interroger sur les raisons pour lesquelles on souhaite embrasser la profession de juge. La plupart des magistrats en herbe ont le désir de « nettoyer » la société. Le fait que la campagne menée par les juges italiens dans les années 1980 contre la mafia sicilienne ait été qualifiée d’opération « mains propres » est évocateur. Dans ce cas précis, les termes étaient adaptés. Mais le nettoyage est plus souvent utilisé comme prétexte pour changer de direction politique quand les électeurs ont voté dans un sens opposé à celui souhaitable par les magistrats.

    Toute démocratie est supposée être basée sur une séparation et un équilibre des pouvoirs. Cet équilibre n’est possible que lorsque chaque institution est soumise à un examen attentif – un examen que les juges et procureurs sont parvenus jusqu'ici à éviter.

    Or, je ne vois aucune raison de faire davantage confiance aux juges et aux procureurs qu’aux présidents et législateurs. Il est temps que le quatrième pouvoir – les médias – enquêtent sur l’attitude et les motivations des juges et des procureurs, à la fois individuellement et collectivement, comme ils enquêtent sur les élus.

    Guy Sorman, a French philosopher and economist, is the author of Economics Does Not Lie.

    Copyright: Project Syndicate, 2010.
    www.project-syndicate.org
    Traduit de l’anglais par Julia Gallin


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  • La « guerre de la terre  » fait rage en Inde

    La révolte des paysans pour sauver leurs terrains bloque de nombreux projets d'implantations industrielles. Le gouvernement n'arrive pas à trouver un consensus pour régler cette question qui menace le développement du pays.

    Lakshmi Mittal n'est « pas du tout satisfait » : de passage à New Delhi début janvier, le patron indien du groupe ArcelorMittal a exprimé son mécontentement face au gel de ses projets d'aciéries géantes dans les États du Jharkhand et de l'Orissa, projets engagés depuis cinq ans, avec des milliers d'emplois à la clé, mais qui n'avancent pas faute de pouvoir acquérir les terrains nécessaires. Et le roi mondial de l'acier n'est pas le seul dans ce cas. Pas une semaine ne se passe sans qu'un groupe industriel ne renonce à des projets. Exemple le plus célèbre : deux ans après l'annonce du lancement de la Nano de Tata Motors, la voiture la moins chère du monde, il n'y a encore que très peu d'exemplaires sur les routes. Et pour cause : l'usine prévue pour la construire près de Calcutta a dû être abandonnée sous la pression des paysans expropriés. Et le groupe nucléaire français Areva doit actuellement faire face à une forte opposition de paysans sur une question foncière dans le cadre de son projet de centrale EPR à Madhan.

    Point commun à toutes ces affaires : l'incapacité des industriels ou des pouvoirs publics à acheter les terres à des agriculteurs qui ne veulent pas vendre. Pourquoi cette « guerre de la terre   » ? Les données du problème sont relativement simples. Les industriels veulent en général un emplacement non loin d'une grande ville, bien connecté aux réseaux de transport, avec un bon accès à l'eau — autrement dit, presque toujours des terres agricoles. Et compte tenu du caractère traditionnel de l'agriculture indienne, ces terres constituent pour les paysans concernés bien plus qu'un instrument de travail interchangeable. Elles représentent la totalité de leur patrimoine, de leur habitat, de leur univers familial, et leur unique source de revenu. Une question vitale, au plein sens du terme.

    Les achats de terres se heurtent à de nombreuses difficultés, explique Tapan Sangal, spécialiste de la question chez PricewaterhouseCoopers. Les terres sont partagées en minuscules parcelles, et comme il n'y a pas de registre moderne des propriétaires, « il est très difficile de savoir qui les possède ». Et sur le nombre, « il y aura toujours quelqu'un pour lancer des procédures ». Autre problème : les « mafias de la terre   » qui interviennent pour récupérer une partie de la colossale plus-value qui apparaît quand une terre agricole devient zone industrielle. Enfin, souligne Tapan Sangal, la loi actuelle « n'est pas claire », notamment sur les conditions dans lesquelles l'administration peut procéder à des achats forcés.

    Dans le dispositif actuel, ce sont en effet souvent les pouvoirs publics qui achètent les terres pour le compte des industriels avec de nombreux déparages en tout genre. « Il y a deux choses qui ne vont pas », reconnaît Vinayak Chatterjee, président de Feedback Ventures et du Conseil national des infrastructures de l'organisation patronale CII. Les autorités « utilisent leurs pouvoirs pour acheter des terres de force » et elles les revendent « très cher », pas à n'importe qui, « à des entreprises spécifiques ». Ce qu'un militant de la cause des paysans, l'amiral Ramdas, ancien chef d'état-major de la marine indienne, résume à sa façon : « Les autorités locales jouent les intermédiaires. Mais les enjeux financiers sont tels que cela ouvre la voie à toutes les corruptions. Elles vont payer la terre un montant X, la revendre au promoteur pour 30 fois plus cher et celui-ci la valorisera à 3.000 fois le montant initial ! »

    Le gouvernement espérait traiter rapidement le problème avec un double projet de loi. Un premier texte sur les achats de terres prévoit que les pouvoirs publics ne pourront exproprier des paysans pour le compte d'une entreprise privée que si cette dernière a déjà acheté 70 % des terres nécessaires. Autrement dit, à l'entreprise de convaincre une nette majorité des propriétaires. Les autorités n'interviendront qu'ensuite, pour empêcher qu'une minorité ne bloque tout projet industriel. Le deuxième texte porte sur la « réhabilitation » des paysans qui vendent. Il s'agit d'instaurer un « traitement social » allant bien au-delà de l'indemnisation financière, avec distribution d'actions de la société qui exploitera la zone industrialisée, formation professionnelle, attribution d'un emploi au moins par famille dans le nouveau complexe, distribution de terres agricoles de remplacement, etc.

    L'ensemble pouvait sembler équilibré, et un professionnel comme l'expert de PwC le jugeait globalement satisfaisant. Mais l'initiative gouvernementale a suscité des levées de boucliers de tous les côtés. Et tout d'abord au sein même de la coalition au pouvoir. Il se trouve en effet que le parti du Congrès, qui dirige le gouvernement, compte parmi ses alliés le parti local qui avait mené la lutte contre l'usine Tata au Bengale occidental. Sa responsable, Mamata Banerjee, ministre des Chemins de fer dans le gouvernement de New Delhi, ne veut rien savoir : pas question de soutenir un projet qui continue à permettre dans certains cas l'expropriation des paysans. Ensuite, parmi les partenaires sociaux, beaucoup sont farouchement opposés aux propositions dans les deux camps. Côté industriel, Vinayak Chatterjee réfute la notion des 70 % de terres que les industriels devraient acheter par eux-mêmes. L'achat de terres est « trop complexe » pour les groupes privés, soutient-il, « le gouvernement ne peut esquiver la responsabilité » de fournir les terres pour le développement industriel.

    Pour traiter les problèmes du système actuel, propose-t-il, les pouvoirs publics devraient acheter d'eux-mêmes de vastes ensembles de terres, les doter des infrastructures nécessaires, et seulement ensuite les vendre au privé de façon transparente.

    Cette idée fait sourire l'économiste Aseem Shrivastava. « Alors que l'industrie critique le rôle de l'État dans tous les domaines, pourquoi réclame-t-elle son intervention pour les achats de terres ? » S'interroge-t-il, avant d'affirmer que, de toute façon, les pouvoirs publics n'ont pas les moyens d'acheter et d'équiper de vastes zones industrielles. Globalement, les défenseurs des paysans estiment que l'administration ne devrait se mêler de rien et laisser les industriels convaincre un à un les propriétaires de terres — s'ils y parviennent.

    Résultat : confronté à un rejet probable, le gouvernement, qui espérait faire voter ces projets de loi pendant la session d'hiver du Parlement, vient de décider qu'il était urgent d'attendre. Des consultations vont reprendre dans l'espoir d'arriver à des textes probablement profondément remaniés pour la session de l'été prochain. La fin de la guerre  entre paysans et industriels n'est pas pour demain. Patrick de Jacquelot, à New Delhi


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