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  • La jeunesse a toutes les raisons de manifester
    La société maltraite ses enfants: une éducation insuffisante, pas d'emploi, pas de logement, moins d'aide sociale, plus d'impôts et pour seul cadeau: la dette.
     

    A Paris, le 21 octobre 2010. REUTERS/Charles Platiau -
     

    Depuis la rentrée de septembre, les jeunes générations ont rejoint le cortège des manifestations. Mardi 26 octobre marque une étape nouvelle dans la sociologie du conflit: les jeunes seront seuls en scène, à l’appel de l’Unef et de Sud-Etudiants. La majorité feint de s’étonner de leur présence dans la rue. Ils ont pourtant toutes les raisons du monde de manifester.

    Les jeunes, victimes de la réforme des retraites

    On en discute beaucoup: le recul de l’âge de départ à la retraite des seniors va-t-il aggraver le chômage des jeunes?

    Le marché du travail en France est dégradé. Il s’est adapté à la crise en excluant du travail ses deux extrémités générationnelles, les jeunes et les seniors. Le taux d’emploi des jeunes (moins de 25 ans) est de 31%, celui des seniors (plus de 55 ans) de 38%, des taux parmi les plus bas d’Europe. En l’absence d’une politique volontariste d’amélioration du marché du travail, le recul de l’âge de départ à la retraite va accroître le chômage.

    Le chômage des seniors, bien sûr. Les deux tiers des Français sont au chômage lorsqu’ils liquident leur retraite. C’est ce qui explique la grande différence dans le secteur privé entre l’âge de cessation d’activité, 58 ans, et l’âge de liquidation de la retraite, 61,6 ans. Statistiquement, pour ces Français, le maintien plus longtemps en activité signifie maintien au chômage: la réforme transforme de «jeunes retraités» en «vieux chômeurs».

    Mais également le chômage des jeunes. Certes, il n’y a pas de lien direct: on ne remplace pas poste pour poste un tourneur fraiseur qui part à la retraite par un jeune diplômé sorti de l’université. Mais les liens existent. Des liens mécaniques dans certains secteurs, comme dans l’administration: avec la règle du non-remplacement d’un fonctionnaire sur deux, l’embauche d’un jeune est conditionnée par le départ de deux seniors. Ou dans le milieu médical: le numerus clausus impose que toute entrée soit gagée sur une sortie. Des liens plus diffus sinon: les contraintes de masse salariale en entreprise font que les embauches sont globalement conditionnées aux départs.

    Qui va payer la réforme?

    Ce débat a été particulièrement mal posé. Si la question est «l’amélioration de l’emploi des seniors entraîne-t-elle la dégradation de l’emploi des jeunes?», alors la réponse est non. Tous les économistes le disent: ils vont de pair. Dans un marché du travail dégradé, les deux souffrent. Dans un marché du travail sain, les deux s’intègrent bien. Mais la question est différente: la réforme des retraites va-t-elle aggraver le chômage des jeunes? La réponse est oui. Avec la réforme, le chômage des jeunes, comme celui des seniors, va augmenter.

    On discute beaucoup de l’impact de la réforme sur le chômage des jeunes. Mais bizarrement, on discute beaucoup moins du vrai point central: qui va payer la réforme des retraites?

    La gauche et les syndicats l’ont martelé, et ils ont raison: ce sont les salariés modestes. La réforme est marquée du sceau de l’injustice sociale.

    Mais –on ne l’a pas entendu– elle est aussi injuste pour les jeunes générations. Elles vont payer trois fois.

    Elles vont cotiser plus, avec le recul de l’âge légal. Un recul qui ne prendra sa pleine mesure qu’à partir de 2018, donc pour les moins de 50 ans d’aujourd’hui.

    Elles vont percevoir des retraites plus faibles. Du fait de la montée en puissance des réformes Fillon et Balladur, qui s’étalent jusqu’en 2020. Mais aussi du fait de leurs difficultés croissantes à valider leurs trimestres de cotisations. La durée d’assurance validée à 30 ans n’a cessé de décroître par génération depuis la génération 1950. Pour cette dernière, la durée validée était de 40 trimestres en moyenne, alors que, pour la génération 1974, elle n’est plus que de 31 trimestres. Une partie est due à l’allongement des études, et c’est une bonne chose. Mais plus de la moitié (5 trimestres sur 9) est due aux difficultés d’insertion des jeunes en France.

    Cerise sur le gâteau, les jeunes générations sont spoliées du bénéfice du Fonds de réserve des retraites qui leur étaient destinés. Le Fonds a été créé pour assurer un lissage intergénérationnel et soulager les générations d’actifs entre 2020 et 2040: il s’agit des jeunes d’aujourd’hui, des générations «creuses» qui devront financer les retraites des «papy boomers». Le Fonds devait être décaissé à partir de 2020, afin de limiter les hausses de cotisations sur ces générations. Le gouvernement a décidé de siphonner les 34 milliards d’euros pour assurer le bouclage financier à court terme: on prend ainsi aux actifs de demain pour donner aux retraités d’aujourd’hui…

    Les jeunes, premières victimes des politiques publiques

    Par son injustice contre les jeunes, la réforme des retraites est un ferment de tensions entre les générations. Il s’agirait d’un épiphénomène si cette injustice entre générations était un cas isolé. Elle est au contraire une nouvelle manifestation de notre préférence absolue pour le présent: la France a renoncé à investir dans l’avenir, elle sacrifie les générations futures au profit des générations actuelles. Toutes les politiques publiques en témoignent.

    Première politique en cause: l’éducation. L’effort éducatif de la Nation diminue: 6,5% du PIB en 2010, contre 7,5% il y a dix ans –une baisse de près de 15%! Alors qu’on trouve 40 milliards d’euros pour financer les retraites, on en supprime 20 sur le budget éducatif. C’est un choix politique lourd: le choix du passé contre l’avenir.

    Au cœur de ce désastre: l’enseignement supérieur. Nous y investissons peu: 1,5% de notre richesse nationale, deux fois moins qu’aux Etats-Unis, trois fois moins que dans les pays les plus avancés. Nous n’avons toujours pas démocratisé notre enseignement supérieur: à peine 35% d’une classe d’âge sort diplômée de l’enseignement supérieur en France. Notre malthusianisme élitiste («tout le monde ne peut pas faire polytechnique») est contredit par les pays les plus avancés: plus de 50% d’une génération est diplômée de l’université aux Etats-Unis, 80% dans les pays nordiques, en Corée du Sud, au Japon. Notre système éducatif, centré sur le lycée, continue à former les emplois d’hier, les contremaîtres de l’usine de l’après-guerre. Il ne forme pas les emplois de demain, ceux de l’économie de la connaissance: les ingénieurs, les cadres, les techniciens supérieurs. Mais aussi les emplois de service de demain: ce n’est pas la même chose de faire garder son enfant par une nounou sans qualification que de le faire éduquer par une puéricultrice avec trois ans de formation spécialisée.

    Deuxième politique en cause, la politique de l’emploi: elle a pris les moins de 30 ans comme variable d’ajustement. Face à la crise, on a protégé ceux qui avaient un emploi, les insiders: la probabilité de perdre un CDI est de 1% par an en moyenne depuis 1980, 2% lors de la Grande Crise de 2008 (Cf. Eric Maurin, La peur du déclassement, La République des Idées, Seuil, 2010).

    Résultat, on a sacrifié les flux d’entrants, les jeunes. C’est ce qui explique un taux de chômage des jeunes exceptionnellement élevé: 25%. Le chômage de masse est avant tout un chômage de jeunes.

    Ceux qui ont un emploi n’ont pas un emploi stable. La précarisation est la norme avant 30 ans, à travers l’intérim, les CDD et les stages. 80% des entrées en emploi se font en CDD: les CDD sont utilisés par les entreprises à la fois comme «super-périodes d’essai» et surtout comme volant flexible de la masse salariale, pour pouvoir réduire la voilure en cas de difficultés. C’est pourquoi le chômage des jeunes a bondi avec la récession de 2008.

    Les stages (1 million par an) ont été détournés de leur objectif. Ils doivent normalement permettre la découverte de l’entreprise. Ils sont aujourd’hui utilisés pour remplacer des postes de travail à part entière. Les stages constituent le premier emploi «au rabais» des jeunes. C’est vrai à tous les niveaux: même dans les grandes écoles, la scolarité était avant de trois ans et la quatrième année constituait l’année du premier emploi payé; aujourd’hui elle est de quatre ans dont une année de stage sous-payé. Le mouvement Génération Précaire a obtenu l’obligation d’une rémunération minimum des stages (un tiers du smic pour tout stage de deux mois ou plus), mais le déclassement demeure bien réel.

    Enfin, les jeunes sont de plus en plus mal payés. Leur salaire relatif a plongé depuis trente ans. En moyenne, en 1975, les salariés de 50 ans gagnaient 15% de plus que les salariés de 30 ans; l’écart a aujourd’hui presque triplé, à plus de 40% (Chiffre cité par Louis Chauvel dans Les classes moyennes à la dérive).

    Troisième témoignage: la politique du logement a évincé les jeunes. L’immobilier a été capté par les générations âgées. 76% des retraités sont propriétaires de leur logement. Le déficit d’offre pèse donc mécaniquement sur les nouveaux entrants. Par rapport à 1984, les jeunes d’aujourd’hui doivent travailler deux fois plus longtemps pour acheter ou louer la même surface dans le même quartier (même ouvrage de Chauvel).

    Quatrième élément: la politique sociale est spectaculairement discriminatoire. Il suffit de comparer les minimas sociaux. Minimum vieillesse: 708 euros par mois. Minimum d’activité 25-60 ans («RSA-socle»): 460 euros, soit 40% de moins. Minimum d’activité pour les moins de 25 ans: zéro (Le «RSA jeune» n’est éligible que pour les jeunes actifs de moins de 25 ans ayant déjà travaillé). Difficile de faire mieux en termes d’injustice intergénérationnelle: plus on est jeune, moins on a de valeur pour la société. La France fait figure d’exception en Europe: les minimas sociaux y commencent le plus souvent à 18 ans voire 16 ans. Quant à l’assurance chômage, elle est réservée à ceux qui ont travaillé. Le jeune diplômé en recherche d’emploi n’en bénéficie donc pas.

    Cinquième politique discriminatoire: la politique fiscale constitue une formidable essoreuse à pouvoir d’achat au détriment des jeunes. La politique fiscale est en effet plus discrète mais tout aussi inique. Le quotient conjugal est une niche fiscale évaluée à 24 milliards d’euros par an (selon le rapport de la Cour des comptes 2007). Le quotient conjugal (à ne pas confondre avec le quotient familial, qui accorde des parts supplémentaires par enfant à charge) est une exception française qui repose sur la déclaration par foyer fiscal: les Français déclarent leur impôt en couple, et non à titre individuel, contrairement aux autres pays de l’OCDE. Ils bénéficient alors d’une double part à l’impôt sur le revenu: le revenu soumis au barème de l’impôt n’est pas le revenu global mais le revenu par part, divisé par deux du fait du quotient conjugal. Un avantage fiscal d’autant plus important que, contrairement au quotient familial, le quotient conjugal n’est pas plafonné. Il agit comme une énorme machine à redistribuer des célibataires vers les couples, c’est-à-dire, pour beaucoup, des jeunes actifs vers les adultes installés.

    A l’inverse, la fiscalité favorise les retraités. CSG à taux réduit (6,6% contre 7,5% pour le taux normal appliqué aux actifs), abattement de 10% pour frais professionnels à l’impôt sur le revenu accordé aux retraités, majorations de pension non soumises à l’impôt sur le revenu…: au total, les avantages fiscaux liés à la retraite s’élèvent à 11 milliards d’euros –dont 5 au profit des retraités aisés.

    Dernier élément: la dette publique est une véritable machine à exproprier les jeunes générations. La dette publique est très élevée: 84% de la richesse nationale –1.700 milliards d’euros fin 2010, soit 27.000 euros par habitant.

    A quoi sert-elle? 97% du budget de l’Etat est du budget de fonctionnement. La Sécurité sociale est un budget de prestations. Autrement dit, la dette ne sert pas à préparer l’avenir mais à soutenir artificiellement le train de vie des générations actuelles.

    Qui paie? On a souvent dit que les générations futures paieraient. Ce n’est plus exact: le surendettement guette, on ne peut plus continuer cette cavalerie, il va falloir rembourser la dette. Ce sont donc les jeunes générations actuelles qui vont régler la facture. Nous vivons au-dessus de nos moyens, et ce sont nos enfants qui vont payer.

    La nouvelle figure de la pauvreté en France

    Ainsi donc, les jeunes générations ont bien raison de manifester. Contre la réforme des retraites mais, surtout, bien au-delà: elles expriment leur mal-être général. Elles ont le sentiment de se heurter à une société bloquée qui les rejette. Elles vivent un «petit Mai 68»: en 1968, le blocage était sociétal, leurs modes de vie ne trouvaient pas leur place dans l’ordre moral ancien; aujourd’hui, le blocage est économique, les jeunes ne trouvent pas leur place sur le marché du travail et n’obtiennent pas leur part équitable de la valeur ajoutée.

    Les jeunes ont raison. Depuis trente ans, face à la crise, ils sont la variable d’ajustement d’une société d’insiders qui protège ses acquis au détriment des nouveaux entrants. C’est vrai dans toutes les grandes politiques publiques: éducation, emploi, logement, politique sociale, politique fiscale, dette –les injustices se concentrent de manière générationnelle.

    Résultat: le jeune est la nouvelle figure de la pauvreté dans notre société contemporaine. Nous vivons dans la représentation collective que les pauvres dans notre société, ce sont les retraités. C’était vrai il y a quarante ans. Avec la montée en puissance de notre système de retraite, cela n’est fort heureusement plus le cas. Mais une autre figure s’y est substituée: les pauvres, ce sont désormais les jeunes actifs. Le taux de pauvreté est de 18% pour les jeunes de moins de 30 ans, 20% chez les jeunes filles (contre 8% chez les plus de 60 ans). Un jeune actif sur cinq vit en dessous du seuil de pauvreté!

    La montée de l’entraide

    Notre société est consciente du sort qu’elle inflige à ses enfants. Elle s’en émeut. Les familles soutiennent leurs enfants en difficulté. Les transferts familiaux sont massifs: près de 80 milliards par an sont redistribués au sein des familles des grands-parents pour aider les enfants et petits-enfants. Certains feignent d’y voir là le signe positif de la qualité des solidarités familiales; ils marquent surtout la déshérence de l’investissement collectif.

    Tout refaire

    Il faut une révolution copernicienne des politiques publiques. Avec comme priorité une politique d’investissement social dans les générations futures: petite enfance, éducation, université, politique active de premier emploi, fiscalité et politique sociale pro-jeunes… Investir dans notre capital humain est un impératif humaniste plus encore qu’économique.

    Le gouvernement et le peuple conservateur considèrent que les jeunes n’ont pas leur place dans la rue. Que les partis d’opposition sont irresponsables de les inciter à manifester. Mais c’est nous tous, le monde des adultes, qui sommes irresponsables de ne pas les écouter. Car une société qui, tel Cronos, dévore ses enfants est une société qui se meurt.

    Olivier Ferrand

    Retarder l’âge de départ à la retraite, c’est bon pour l’emploi des jeunes ?

    Encore : taper jeunes sur le blog


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  • Retarder l’âge de départ à la retraite, c’est bon pour l’emploi des jeunes ?

    C’est la dernière trouvaille de certains commentateurs, hommes politiques et économistes. Probablement des gens qui ont terriblement envie de conserver le plus longtemps possible leur pouvoir, leurs revenus très élevés, leurs sièges à l’Assemblée, leur influence médiatique, et qui cherchent ce qu’ils pourraient bien raconter aux jeunes pour qu’ils retournent à leurs études, à leur chômage ou à leur galère.

    Les jeunes (et beaucoup d’autres) ont pourtant un argument simple et sain : les emplois qui ne sont pas libérés par ceux qui sont contraints (ou, pour une minorité souvent privilégiée, qui revendiquent) de rester plus longtemps ne profitent pas aux autres, jeunes, ou chômeurs, ou les deux. Si j’étais resté cinq ans de plus dans mon emploi universitaire, ce qui était possible, mon poste ne serait pas revenu à un plus jeune, libérant lui-même son poste pour un autre encore plus jeune, sans emploi, qui a été recruté dans l’année. Et, tant que l’emploi est globalement « rationné », cette substitution vaut partout, pas seulement dans la fonction publique.

    Les avocats de la prolongation de la vie active ont alors un PREMIER ARGUMENT. Ils disent : c’est plus compliqué que cela à moyen et long terme, parce que l’allongement de la vie active est bon pour la croissance, laquelle crée des emplois POUR TOUS. Tel est, selon l’oracle Attali, le pouvoir magique de la déesse Croissance.

    Depuis les réformes successives qui poussent les gens à bosser plus longtemps, avez-vous vu le chômage des jeunes régresser ? Non, il a nettement augmenté (15 % en 1990, 23 % en 2010). Ces réformes ont-elles boosté la croissance et le pouvoir d’achat comme on nous le promettait ? Non, elles ont eu pour principal effet (mais c’était leur objectif inavoué) de réduire les revenus des retraités. La quête éperdue de la croissance est-elle la grande voie de réduction du chômage ? Nos élites l’affirment, mais les faits les démentent. Il serait temps d’admettre que le « logiciel » croissanciste est aussi épuisé qu’il épuise les travailleurs et la nature.

    COMPARAISON N’EST PAS RAISON

    Mais l’argument « massue » de ceux qui veulent retarder l’âge de départ à la retraite « dans l’intérêt des jeunes » est le suivant : ce sont les pays où le taux d’emploi des seniors (55-64 ans) est le plus élevé qui ont aussi (en gros) les plus hauts taux d’emploi des jeunes (15-24 ans). Cet argument nous est servi dans Le Monde du 21 octobre par Patrick Artus, économiste en chef de Natixis.

    Il est vrai que nombre de pays (pas tous) ont de meilleurs taux d’emploi que nous pour les 15-24 ans et pour les 55-64 ans. Mais on ne peut strictement rien en déduire sur la question posée : est-ce qu’en France le recul de l’âge de la retraite serait favorable à terme à l’emploi des jeunes QUI EN CHERCHENT ? Voici pourquoi.

    Première raison : si l’on va chercher les chiffres, la corrélation est peu significative, en tout cas au sein du groupe des 27 pays de l’UE. On peut obtenir ces données sur le site de l’Insee. Voici (ci-dessous) le graphique qui en résulte. Il n’est nul besoin d’être statisticien pour voir que le « nuage de points » est très loin d’être organisé autour d’une » droite de tendance ». On parle dans ce cas de corrélation faible. Certes, dans « Le Monde », Artus évoque une corrélation « pour 33 pays de l’OCDE » et non pour les 27 de l’UE. Mais est-il opportun de remplacer ici, pour les besoins de la cause, les comparaisons au sein de l’Europe par celles qui font intervenir notamment les Etats-Unis, l’Australie ou la Nouvelle-Zélande, pays qui relèvent du très inégalitaire modèle anglo-saxon ? Et d’autre part, même si la corrélation est plus significative au sein des pays de l’OCDE, ce qui est probable, cela ne modifie en rien ce qui suit : cette corrélation est fallacieuse. C’est ma principale objection.
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    CORRÉLATION FALLACIEUSE

    Si corrélation il y a, elle ne peut pas nous servir pour réfléchir à la question posée. En effet, transformer une corrélation (il y a plus d’emplois pour les jeunes dans des pays où plus de vieux sont encore au travail) en causalité (c’est PARCE QUE l’âge de la retraite est plus élevé qu’il y a plus d’emplois pour les jeunes) est ici une énorme erreur de raisonnement.

    Qu’est-ce qu’une corrélation fallacieuse ? Voici celle qu’on présente souvent aux étudiants débutants. Les chiffres montrent que, en cas d’incendie, plus il y a de pompiers et de lances, plus les dégâts sont importants. Conclusion (trompeuse) : les dégâts résultent de l’intervention des pompiers. Chacun voit évidemment sur ce cas que le raisonnement est biaisé parce que la principale variable qui explique à la fois l’ampleur des dommages et celle de l’intervention est : la gravité du sinistre ! Pourquoi alors ne pas penser que la meilleure situation de l’emploi GLOBAL dans un pays, liée à un meilleur « mix » de politiques publiques, de partage de l’emploi entre les générations, de structures de production et de stratégies d’acteurs, expliquerait à la fois la meilleure situation d’emploi des 15-24 et des 55-59, sans faire de l’activité des « pompiers » (les vieux et leur retraite) l’explication des « dommages » (le chômage des jeunes) ?

    Mais bien d’autres raisons militent pour le rejet sans appel des arguments « comparatistes » de Patrick Artus.

    D’abord, ces comparaisons, comme par hasard, oublient de signaler qu’un faible taux d’emploi des jeunes (proportion des 15-24 ans qui occupent un emploi, quel qu’il soit) peut aussi signifier que beaucoup de ces jeunes suivent des études sans avoir besoin de les payer via un petit boulot. Le taux d’emploi des jeunes ne nous dit pas grand-chose sur leur taux de chômage (proportion de chômeurs parmi les ACTIFS DE 15 À 24 ANS) ! C’est ce dernier taux qu’il faut faire baisser, pour les jeunes comme pour les autres.

    Certes nous devons faire beaucoup pour réduire le chômage des jeunes, mais, dans nombre de pays où le taux d’emploi des jeunes est élevé, les jeunes qui poursuivent des études sont contraints, plus souvent qu’en France, d’avoir un petit boulot sans lien avec leurs études. C’est le cas d’environ deux tiers des étudiants en Grande-Bretagne et en Allemagne contre un tiers en France ! Cette situation est bonne pour les taux d’emploi, pas pour les jeunes ni pour leurs études.

    Ces comparaisons à la va-vite oublient bien d’autres choses qui comptent. Par exemple : 1) les taux d’emploi ne font aucune différence entre les emplois à temps plein et les emplois à temps partiel. Ils favorisent donc les pays (cas extrême : les Pays-Bas) où le temps partiel est le plus répandu. Avec un taux d’emploi en « équivalent temps plein », tous âges confondus, la France est pratiquement au niveau de la moyenne européenne. 2) la durée annuelle moyenne de travail en France est de 1555 heures contre 1432 en Allemagne, soit près de 10 % de plus chez nous. Cela veut dire en gros qu’en 40 ans, un Français travaille autant (en moyenne) que son homologue allemand en 43 ans et demi.

    Rien ne tient la route dans ces arguments. Même en restant dans le cadre économique classique « croissanciste », le fait de repousser l’âge de la retraite n’a aucune influence démontrable sur la croissance ni sur le chômage des jeunes. C’est juste une croyance magique qui en arrange plus d’un, mais certainement pas les jeunes, les chômeurs, les femmes au foyer qui souhaiteraient prendre un emploi ou les femmes à temps partiel qui souhaiteraient travailler plus, quand il y a autour de cinq millions de personnes au chômage ou en sous-emploi. C’est encore une variante du « travailler plus », dont on mesure aujourd’hui les résultats mirifiques.

    Tenez, voici un autre raisonnement fallacieux. Presque tous les pays ont reculé l’âge de la retraite. Or, partout, la croissance a nettement fléchi en tendance depuis quinze ans ! Devrais-je en déduire une loi : « la croissance se porte mieux quand on part plus tôt à la retraite », vu qu’elle se portait mieux à l’époque où l’on travaillait moins longtemps ? Non, évidemment. Les explications du fléchissement de la croissance (à mon sens inéluctable et qui va se poursuivre) sont ailleurs. Je me suis déjà expliqué sur ce point.

    Ainsi, ce qui est vrai à court terme (reculer l’âge de départ est très mauvais pour les jeunes et pour les chômeurs) comme le montre Guillaume Duval ( Oui, les jeunes seront bien victimes de la réforme des retraites , sur le blog) a de fortes chances d’être également vrai à long terme, en tout cas tant que le chômage reste élevé et qu’existe un fort « rationnement » des emplois disponibles.

    (Je remercie Christiane Marty, Pierre Concialdi et Nicole Gadrey pour leurs remarques sur une version antérieure de ce billet)


    Jean Gadrey

    Mais aussi d'atres liens :

    Sauver la génération perdue des travailleurs européens par Tito Boeri

    La jeunesse au centre du rapport Attali

    Ne sacrifiez pas la jeunesse !

    Mais aussi les autres articles de jean Gadrey et nottament : Pour une écologie du troisième âge ,

    Et beaucoup d'autres articles.


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  • Tiounine

    Kommersant Moscou


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