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  • La classe moyenne du Royaume du Milieu

    Wellington K.K. Chan

    HONG KONGPourquoi la Chine a-t-elle si bien réussi en l’espace de juste trente ans depuis le lancement des réformes économiques de Deng Xiaoping ? Les raisons généralement avancées font état d’extraordinaires facteurs démographiques, géographiques et globalement culturels de la Chine. Ce qui est moins bien compris est que la Chine doit aussi son succès à ses entrepreneurs – et à leurs modèles d’activité profondément spécifiques.

    Il y a deux aspects clé dans l’esprit d’entreprise chinois. Les hommes d’affaires chinois prospères ont traditionnellement mis l’accent sur la confiance et le sens des responsabilités pour remplir leurs engagements (xinyong), le développement progressif de liens amicaux (ganqing) avec les clients et les fournisseurs, et la capacité à bâtir des réseaux relationnels (guanxi) qui sont souvent fondés sur une origine ou une affinité communes. Ils insistaient aussi sur la nécessité d’être audacieux, sobre et ambitieux, ainsi que sur la capacité à s’adapter aux évolutions des conditions du marché.

    Certaines de ces caractéristiques sont plus fortement culturellement spécifiques que ne le laisse supposer la description de l’esprit d’entreprise comme processus de « destruction créatrice » proposée par Joseph Schumpeter. Mais l’audace et l’adaptabilité s’accordent avec les notions mises en avant par Schumpeter de développement de nouvelles combinaisons et de la nécessité de se renouveler. Les activités traditionnelles comme par exemple le textile de gros, la banque ou les mines de sel ont élaboré des schémas de partage des profits entre les propriétaires, les partenaires et les employés au fil de leur développement dans le temps ou dans le cadre de chaines de points de vente à travers le pays.  

    Lorsque de nouvelles formes occidentales d’entreprises, comme la confection textile ou les grands magasins s’implantèrent en Chine à la fin du 19ème siècle, les hommes d’affaire chinois les ont rapidement adopté et les ont adapté aux conditions locales. Plus récemment, les nouveaux franchisés McDonald’s chinois ont modifié certains aspects de ce modèle pour l’adapter aux goûts et aux habitudes locaux.

    Un second aspect de l’esprit d’entreprise chinois est le genre d’institutions et le style de gestion qu’il incarne. J’ai étudié de nombreuses entreprises chinoises qui ont prospéré depuis le début du 19ème siècle jusqu’au milieu du 20ème siècle. Toutes semblaient posséder les caractéristiques essentielles suivantes :

    ·        Une taille petite ou moyenne, avec une structure organisationnelle relativement simple ;

    ·        Un chevauchement considérable de la propriété entre des individus apparentés et liés par affinités, ou par des partenariats avec des proches ou des amis de la famille ;

    ·        Un système décisionnaire centralisé et discipliné ;

    ·        Un réseau personnel et familial qui encourage le développement par la diversification des opportunités en transcendant les frontières régionales et nationales ;

    ·        Une coopération avec des entreprises affiliées pour minimiser les coûts de transactions en termes d’approvisionnement, d’acquisition de capital et de contrats ;

    ·        Un degré d’adaptabilité stratégique très élevé.

    Ces caractéristiques structurelles s’accordaient bien avec des négociants chinois qui ne voulaient pas qu’une croissance trop importante de leurs sociétés attirât l’attention des autorités. Les hommes d’affaire prospères pouvaient en effet bâtir d’importantes holdings en possédant ou en partageant plusieurs sociétés. Dans la mesure où la Chine n’a jamais institué le droit d’ainesse masculin, cela signifiait qu’à la mort de leur père, chacun des fils pouvait avoir sa propre affaire pour se lancer.

    De la même manière, les caractéristiques de fonctionnement du système entrepreneurial chinois étaient fortement dépendantes des valeurs culturelles, dans la mesure où les systèmes financier et juridique étaient souvent peu fiables. Le contrôle et la gestion étaient donc le plus souvent assumés par des membres de la famille ou par des proches, appuyés par un réseau de personnes avec lesquelles avait été établie une relation de confiance.

    Pour comprendre les entrepreneurs chinois d’aujourd’hui il est nécessaire de s’intéresser à l’histoire et à l’évolution. Bien sûr, un groupe spécifique est aujourd’hui constitué des enfants d’officiels, qu’ils aient été des responsables influents au sein du parti national ou des satrapes locaux qui utilisaient leurs relations familiales à leur avantage.

    Mais les membres de ce groupe ne sont pas habituellement parmi les hommes d’affaire les plus prospères ; aucun, par exemple, n’est entré dans la liste annuelle publiée par la revue Forbes des dix personnes les plus riches de Chine. La grande majorité des quelques 24 millions d’individus estimés avoir créé une activité entre1980 et 2005 étaient des personnes ordinaires avec très peu de capital – généralement réuni grâce aux économies de membres de la famille et peut-être de quelques amis.

    Leurs entreprises sont de petits magasins ou de petits stands le long des rues animées où sont vendus des produits spécifiques ou des services. Seuls trois millions de ces petites entreprises ont atteint une taille et une organisation suffisantes pour devenir des sociétés à responsabilité limitée pouvant émettre des actions. Et toutes les entreprises dont les revenus annuels atteignent un million de dollars ou plus semblent avoir nécessité une forme de soutien de la part d’officiels du parti, qui servent de garde-barrière pour toutes formes de licences, d’approvisionnements et de financements.  

    Certains de ces contrôles ont été assouplis ces dernières années. Entretenir le rôle de garde-barrière des officiels du parti n’est plus aussi nécessaire. Mais il est toujours aussi important d’entretenir les réseaux et les relations au sein du parti.

    Et, en dehors d’un nombre assez réduit de partenariats commerciaux avec des partenaires étrangers et des entreprises d’état qui sont en fait des sociétés mixtes hybrides, la plupart des entreprises aujourd’hui, y compris des sociétés cotées en bourse, demeurent des entités entièrement ou principalement familiales. Certaines ont pu atteindre une taille certaine, mais seulement jusqu’à pouvoir se mesurer efficacement aux marchés internationaux. Même le petit nombre des sociétés nationales qui sont devenues importantes restent relativement petites en comparaison avec les kereitsus japonais ou les  chaebols coréens.

    Les entrepreneurs chinois aujourd’hui sont particulièrement bien adaptés pour tirer avantage des nouvelles tendances du marché induites par une mode en perpétuelle évolution et des progrès technologiques tout aussi rapides. La relative petite taille de leurs sociétés et leurs processus décisionnaires efficaces leur permettent de rester souple et de réagir rapidement.

    De plus, leur structure souvent hautement diversifiée et leur large réseau d’affiliés et de chaines d’approvisionnement permettent aux entrepreneurs chinois de reconfigurer leur stratégie commerciale et leurs outils de production rapidement, ce qui leur permet d’apporter de nouveaux produits sur le marché en un temps record. Les sociétés chinoises de téléphones mobiles, par exemple, ont proposé des téléphones 3G bien avant les Etats-Unis, et lorsqu’ils ont appris qu’un seul téléphone était utilisé par plusieurs personnes en Chine rurale, ils ont programmé leurs téléphones pour permettre de multiples comptes pour un seul appareil, démultipliant par dizaines de millions leurs nouveaux abonnés.

    Malgré le maintien de restrictions politiques imposées par un régime autoritaire, Deng Xiaoping a réussi au-delà des ses rêves les plus fous.

     

    Wellington K.K. Chan is Professor of Humanities and Professor of History at Occidental College.

    Copyright: Project Syndicate, 2010.
    www.project-syndicate.org
    Traduit de l’anglais par Frédérique Destribats


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  • Attention aux récessions à répétition !

    Michael Boskin

    STANFORD – L'optimisme engendré par la reprise à l'issue de la crise financière et de la récession fait place à une évaluation plus tempérée des défis à court, moyen et long terme auxquels va être confrontée l'économie, tant au niveau mondial qu'aux niveaux nationaux.

    Un peu partout on craint une période prolongée de ralentissement qui pourrait s'accompagner d'une croissance négative, des difficultés prolongées dans la lutte contre le chômage et la persistance d'incertitudes quant à l'avenir économique. Parfois on redoute quelque chose de plus inquiétant, une "décennie perdue" avec de multiples récessions à l'image du Japon, ou pire encore, une dépression (que les dirigeants politiques et les intellectuels gardent en réserve à titre d'argument qui pourrait justifier la prolongation de l'intervention massive de l'Etat dans l'économie pour les années à venir).

    Mais les rechutes économiques à répétition sont-elles si inhabituelles lors des crises économiques ? Il faudrait répondre à cette question avant de tenter de relancer l'économie à court terme par des mesures répétitives et coûteuses, susceptibles d'assombrir les perspectives à long terme.

    La récession mondiale a été grave, sans précédent depuis la Deuxième Guerre mondiale, si ce n'est peut-être au début des années 1980, quand le taux de chômage en Amérique a grimpé à 10,8% en raison de la désinflation qui a suivi une hausse des prix supérieure à 10% à la fin des années 1970. Entre le début de la crise en décembre 2007 et la fin apparente de la récession à l'été 2009, le PIB en termes réels a baissé de 3,8% aux USA.

    Tous les autres pays du G7 (le Japon, l'Allemagne, l'Italie, la France et le Royaume-Uni) ont également traversé de graves récessions durant cette période. La plupart des pays nouvellement développés à revenus moyens (notamment le Brésil, la Corée du Sud, Singapour et Taiwan) ont connu momentanément des difficultés encore plus importantes. Le ralentissement a été tel et a duré si longtemps que l'on a parfois utilisé le terme de dépression avant de parler de "Grande récession".

    Comment définit-on une récession ? Cela varie d'un pays à l'autre, les instituts de statistique en donnent des définitions différentes et par conséquent ne les datent pas de la même manière. Aux USA, ce sont des organismes privés indépendants à but non lucratif qui font ce travail, ce qui lui ôte tout caractère partisan.

    On qualifie de "pic" le point où une économie cesse de croître et de "creux" celui où elle cesse de se contracter. La période comprise entre le moment où elle recommence à croître et celui où elle atteint le niveau du pic précédent s'appelle la "reprise". La période qui suit est "l'expansion".

    Les économistes définissent la fin d'une récession par la reprise de la croissance. L'économie tombe au fond d'un puits et dès qu'elle commence à s'en extraire - même s'il faut du temps pour qu'elle revienne à son niveau précédent - ils estiment que la récession est terminée. Il n'est donc pas étonnant que l'opinion publique ait une optique différente et considère qu'une récession est terminée seulement au moment où l'économie revient à la "normale", autrement dit quand les revenus augmentent et le chômage diminue.

    En règle générale, deux trimestres consécutifs de baisse du PIB en termes réels constituent une récession. Mais nombre de récessions ne suivent pas cette règle, ainsi que le montrent les crises de 1974-1975 et de 2001 aux USA. En complément du PIB en termes réels, il faut prendre en compte le chômage, les revenus, le commerce, la profondeur, la durée et la diffusion de la crise dans l'ensemble de l'économie. 

    Dater une récession est parfois affaire de discernement. L'Amérique a connu une récession brusque, mais de courte durée en 1980, suivie par une autre, plus longue et très marquée en 1981-1982. Beaucoup d'économistes estiment qu'il s'agit d'un événement de toute première importance et c'est sans doute vrai dans un contexte historique plus large.

    Mais entre les deux il y a eu une phase de croissance suffisante pour considérer qu'il s'agissait de deux récessions différentes. Et comme dans cet intervalle  il y a eu également le passage de la présidence de Carter à celle de Reagan, du point de vue politique il était logique de les distinguer. De la même manière, selon les organismes officiels, la récession récente a débuté en décembre 2007, mais ils auraient pu tout aussi bien dater son début de l'été 2008, car il y a eu une phase de croissance entre ces deux dates.

    Les récessions doubles ne sont pas une exception. Si en se basant sur le PIB réel on définit une récession double comme une période comportant une première phase assez longue pour être considérée comme une récession, suivie par un redémarrage et peu après par une récession franche, la période 1980-1982 aux USA correspond indubitablement à une récession double. Si de manière plus générale on la définit comme une succession de phases de croissance et de déclin, la période 1973-1975 aux USA avec 8 trimestres de croissance et de déclin en termes de PIB réel était une récession quadruple.

    Ce sont des événements relativement fréquents. A peu prés à la même époque, l'Allemagne a connu une récession double et le Royaume-Uni une récession quadruple. Au début des années 1980, le Royaume-Uni, le Japon, l'Italie et l'Allemagne ont connu une récession double. En  2001 l'Amérique a traversé une récession double, assez courte et d'ampleur modérée. La crise actuelle a connu une phase de récession double, un plongeon au début de 2008 suivie d'une certaine croissance et un nouveau plongeon, profond et prolongé celui-là, et à nouveau la croissance. Si l'économie s'effondre à nouveau - ce qui est tout à fait plausible - nous aurons probablement une récession triple, plutôt qu'une deuxième récession bien marquée.

    L'Histoire montre que dans la plupart des cas une économie qui sort d'une récession subit une rechute, généralement moins grave que l'épisode initial. Depuis la Deuxième Guerre mondiale l'Amérique a connu des récessions doubles, triples et quadruples ; et bien d'autres pays ont traversé des épreuves similaires. Malgré toute une série de mesures de relance keynésiennes qui ont fait de lui le pays le plus endetté au sein des économies avancées, le Japon a traversé trois récessions lors de sa "décennie perdue", à partir du début des années 1990.

    On constate maintenant une tendance à une légère croissance mondiale (aux USA son taux est de l'ordre de 3%, soit la moitié de ce qu'il est généralement après des récessions marquées), mais l'Histoire montre que l'on peut s'attendre à un nouveau déclin économique avant le retour à une croissance soutenue.

    Michael Boskin, currently Professor of Economics at Stanford University and a senior fellow at the Hoover Institution, was Chairman of President George H. W. Bush’s Council of Economic Advisors, 1989-1993.

    Copyright: Project Syndicate, 2010.
    www.project-syndicate.org


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