• Les nouveaux joueurs du Grand Jeu

    Jaswant Singh

     

     

    NEW DELHI – Deux « grands jeux » agitent aujourd’hui l’Asie du Sud. À l’Ouest, l’Afghanistan –  et ce que Henry Kissinger appelle les « djihadistes islamistes » - menacent l’ordre international. À l’Est, des troupes chinoises ont été déployées en territoire pakistanais dans la région pittoresque du Gilgit-Baltistan, au cour du massif montagneux du Karakoram au Cachemire, non loin du plateau glaciaire du Siachen où l’Inde et le Pakistan campent sur leurs positions.

    Senge Hasan Sering, originaire de Skardu et directeur du parti du Congrès du Gilgit-Baltistan, estime que « plus de 11.000 soldats » de l’Armée populaire de libération pourraient être présents dans la région, ainsi que des « membres du corps du génie de l’APL ». C’est dans cette région que la Chine investit « des milliards de dollars dans des énormes projets d’autoroutes, de tunnels et de pipelines pour le pétrole et le gaz ». Ces investissements, selon Sering, « n’ont sûrement rien à voir avec un altruisme débordant ».

    Les autorités chinoises expliquent la présence de leurs troupes au Pakistan par une autre forme de débordement, à savoir les inondations qui ont frappé cette partie du Cachemire et le reste du Pakistan. Cette année, les pluies diluviennes de la mousson ont provoqué d’importants dégâts dans cette région montagneuse, coupant les routes, emportant les ponts et privant plus d’un demi million de personnes « de leurs foyers, de leurs terres, de leurs biens et même de cimetières ». La situation est plus grave que dans la région du Hunza, dont les habitants ont tout perdu en janvier dernier quand un violent orage a provoqué un gigantesque glissement de terrain, formant un lac de retenue qui a noyé plusieurs villages et qui menace aujourd’hui de déborder.

    L’ancien Grand Jeu de Rudyard Kipling a maintenant de nouveaux acteurs. Au lieu d’un empire expansionniste russe face à l’empire britannique, nous avons aujourd’hui une Chine à la recherche de ressources, en terres, en eau et en matières premières et qui cherche à en imposer, occupant des places fortes himalayennes et provoquant directement l’Inde.

    L’incursion de la Chine rappelle le vieil axiome stratégique qui dit que « la géographie est le véritable facteur décisif de l’histoire » - et en conséquence de la politique étrangère et de sécurité également. Robert Kaplan a très justement remarqué que « la géographie indienne est une histoire d’invasions venant du nord-ouest » et que «  les défis stratégiques de l’Inde sont toujours inhérents à ce fait », raison pour laquelle l’Afghanistan est, pour les Indiens, lié à l’histoire du sous-continent et par extension à son avenir.

    C’est également la raison pour laquelle il existe « un lien organique entre l’Inde et l’Asie centrale », dont la clé se trouve dans l’Himalaya, là où s’est actuellement cristallisée la rivalité entre l’Inde et la Chine. Heureusement, cette rivalité n’a pas, pour le moment du moins, la même intensité émotionnelle que les relations entre l’Inde et le Pakistan, n’étant pas née de griefs ancrés dans l’histoire.

    Le désir de la Chine est aujourd’hui de s’affranchir des contraintes que lui impose son histoire, et par là même de ses contraintes géographiques. Une Chine sûre d’elle et relativement stable semble vouée à s’étendre, à moins d’être disloquée par les pressions internes accumulées. Une Inde forte et stable sera, de son côté, toujours une puissance favorable au statu quo.

    C’est dans ce contexte que doit être évaluée la dernière confrontation entre l’Inde et la Chine. Il ne fait aucun doute que plusieurs milliers de soldats de l’APL sont stationnés au col de Khunjerab, à la frontière du Xinjiang, pour protéger et réparer par endroits la route du Karakoram. Cette route est, après tout, un lien vital pour l’accès direct de la Chine à la mer d’Arabie. Mais elle se situe aussi dans un territoire revendiqué par l’Inde, d’où les frictions liées à  l’expansionnisme de la Chine dans la région, tandis que le Pakistan pose en complice consentant.

    Malgré les revendications territoriales historiquement établies de l’Inde concernant cette région, la Chine la qualifie de « contestée », un terme qui commence à s’étendre à la totalité de l’État indien du Jammu-et-Cachemire. Ce genre de tromperie verbale destinée à dissimiler un objectif stratégique n’est pas nouveau. En fait, il y a de ça quelques années, une visite prévue dans le district indien du Ladakh par un commandant de l’APL de la région militaire du Lanzhou a été annulée sous prétexte que le Pakistan avait protesté – donnant ainsi du  crédit à l’idée que le Pakistan avait des prétentions légitimes sur cette région.

    Ce serait une erreur de penser que l’énorme accroissement des échanges commerciaux entre l’Inde et la Chine, qui s’élèvent à plus de 60 milliards de dollars par an (la Chine étant aujourd’hui le principal partenaire commercial de l’Inde), se traduit nécessairement par une amélioration des relations bilatérales. Malgré ce développement commercial, la Chine tente de confiner l’Inde dans des frontières maritimes et terrestres fortement réduites par le biais de sa politique dite du « collier de perles ».

    Cette tentative d’encercler l’Inde par la mer, au moyen de bases navales stratégiquement placées, de l’île de Hainan à l’Est jusqu’à Gwandar à l’Ouest, et sur terre en encourageant les revendications factices du Pakistan pour saper l’intégrité territoriale de l’Inde, donne une nouvelle dimension, plus dangereuse, au « Grand Jeu ». À vrai dire, la tenaille constituée par l’Afghanistan et le Gilgit/Baltistan est le plus sérieux défi posé à l’État indien depuis l’Indépendance.

    Et au-delà de cette question, la confrontation en cours sur le Toit du monde déterminera peut-être si le XXIe siècle sera le « siècle asiatique » ou le « siècle chinois ».

    Jaswant Singh, ancien ministre indien des Affaires étrangères, ministre des Finances et ministre de la Défense, est membre de l’opposition au Parlement indien.

    Copyright: Project Syndicate, 2010.
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    Traduit de l’anglais par Julia Gallin

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  • Le capitalisme et  Big Brother

    Guy Sorman

     


     

    PARIS – Partout dans le monde, les utilisateurs d’internet se bercent d’illusions sur le  cyberespace. Pour la plupart d’entre nous, surfers du web, internet confère un faux semblant de totale liberté, de puissance et d’anonymat.

    De temps en temps, des messages et des publicités non sollicités , mystérieusement en lien avec nos habitudes les plus intimes s’immiscent. Ils nous rappellent que nous, utilisateurs d’internet, sommes sous constante surveillance virtuelle. Lorsque ceux qui nous observent n’ont que des motivations commerciales, ces spam ne constituent qu’une violation mineure. Mais en Chine et en Russie, l’internet est patrouillé non  par des démarcheurs importuns, mais par la police.

    Les militants  russes des droits de l’homme et l’organisation environnementale Baikal Environmental Wave n’auraient donc pas du être surpris lorsque, au début de ce mois, des policiers en chair et en os – et non des policiers virtuels – confisquèrent leurs ordinateurs et les dossiers qui y étaient stockés. A l’époque de l’Union Soviétique, le KGB aurait  incarcéré  ces dissidents anti-Poutine verrous pour déséquilibre mental. Comme nous sommes  dans une « nouvelle Russie », les cyber-dissidents ne sont accusés  que de violation de la propriété intellectuelle.

    Ils utilisaient des ordinateurs équipés de logiciels Microsoft, voyez-vous, et ne pouvaient donner la preuve que ces logiciels n’avaient pas été piratés. En confisquant les ordinateurs, la police russe pouvait supposément vérifier si ces logiciels Microsoft utilisés par les activistes avaient ou non été installés légalement.

    A première vue, Microsoft et la police du Premier ministre Vladimir Poutine, forment un drôle de couple. Mais le sont-ils vraiment ? Les représentants officiels de Microsoft ont déclaré qu’ils ne pouvaient s’opposer à l’action de la police parce l’entreprise de Seattle devait respecter la loi russe. Une telle déclaration peut être interprétée soit comme un soutien actif à la police russe, soit comme une collaboration passive. En outre, Microsoft avait déjà , en d’autres occasions, assisté la police russe dans ses enquêtes sur des organisations non gouvernementales.

    Les militants des droits de l’homme en Russie ne peuvent à l’évidence pas compter sur Microsoft comme allié dans leurs efforts pour bâtir une société plus ouverte. Mais cette politique ambiguë  s’inscrit dans un schéma :  l’historique des géants d’ internet dans les pays autoritaires  est à la fois cohérent et sinistre.

    Yahoo avait donné le ton , le premier à établir une active collaboration entre les entreprises d’internet et la répression politique. En 2005, Yahoo transmit le code d’identification informatique d’un journaliste dissident, Shi Tao. Shi Tao avait envoyé un message en faveur de la démocratie qui fut détecté par les censeurs. Après que Yahoo ait communiqué le code, l’ordinateur fut repéré ,la police procédât à l’ arrestation de Shi Tao : il est en prison jusqu’à ce jour.

    A cette époque, les responsables de Yahoo aux Etats-Unis, comme Microsoft en Russie, avaient déclaré être dans l’obligation de respecter la loi chinoise. Shi Tao, du fond de sa cellule, doit être ravi d’apprendre que la Chine est régie par la loi, et non par le Parti Communiste. La suprématie de la loi sur le Parti,  n’est-elle pas ce pourquoi se bat Shi Tao ?

    Google,  pour un temps bref , parut  suivre d’autres règles dans ses affaires en Chine, semblant adhérer à son principe éthique  affiché « ne pas  nuire». Pour protester contre la censure, la société de la Silicon Valley avait déplacé ses bureaux en 2009 de Chine continentale vers Hong Kong, territoire un peu plus libre. Sur le moteur de recherche désormais basé à Hong Kong, les internautes chinois pouvaient accéder à des informations sur Taiwan, le massacre de la place de Tiananmen de 1989, ou sur le Dalaï Lama. Sur Google.cn, ces sources, ainsi que les résultats de recherche obtenus à partir de termes interdits, n’apparaissaient tout simplement pas.

    Le déménagement de Google semblait concilier sa philosophie libertaire proclamée avec son éthique des affaires. Mais cette réconciliation ne dura pas . Sans vrai surprise : Google n’avait-il pas accepté la censure depuis le démarrage de ses activités en Chine en 2006 de manière à garantir son entrée dans le marché chinois ? Après 6 mois à Hong- Kong, l’argent a parlé : Google a réinstallé ses services en Chine continentale avec le même niveau de censure qu’auparavant. En fin de compte, ce n’est pas la Parti Communiste chinois qui a perdu la face, mais bien Google.

    Yahoo, Google, et Microsoft ont tous trois suivi le même chemin : l’accessibilité à des marchés lucratifs a pris le dessus sur les angoisses d’ordre éthique. En fait, les outils que ces entreprises  fournissent sont politiquement neutres : les dissidents tentent de les utiliser à des fins démocratiques ; la police y recourt pour détecter et poursuivre les dissidents. Dans tous les cas de figure, Microsoft, Yahoo, et Google gagnent de l’argent – tout comme, par exemple, IBM qui dans les années 30 vendait des ordinateurs au régime nazi : ces machines  en leur temps, avaient permis  aux nazis de systématiser et bureaucratiser l’anéantissement de leurs victimes.

    Est-il choquant que ces sociétés internet privilégient leurs avantages  financiers plutôt que la  morale ? Ne sont-elles pas, finalement, des entreprises commerciales ordinaires, tout comme IBM à l’époque de Hitler ? Les entreprises internet , plus que d’autres, sont habiles à masquer leurs véritables motivations sous des ersatz de slogans vaguement démocratiques, mais au bout de compte, elles ne font  que campagne pour leurs produits, comme tous les autres. En publicité, ce sont les attentes des clients qui déterminent le choix des mots et non la philosophie  des managers , puisqu’ils n’en ont aucune. Voyez Bill Gates : il se refait une virginité éthique depuis qu’il n’est plus le Président de Microsoft , et pas quand il l’était.

    Le capitalisme est toujours  affaire de compromis : il faut s’accommoder du  comportement peu déontologique des entreprises commerciales  parce qu’elles nous fournissent des outils nécessaires. Ces outils peuvent être utilisés par les Iraniens qui combattent la dictature, ou par les dissidents tibétains qui tentent de préserver leur culture. Ils peuvent aussi être utilisés pour obtenir un décompte des juifs exterminés, pour arrêter un dissident chinois ou pour mettre fin aux activités d’un groupe d’activistes des droits de l’homme en Russie.

    Microsoft en Russie ou Google en Chine nous prouvent que le capitalisme n’est pas éthique en lui-même : il n’est qu’efficace. Et les  chefs d’entreprises sont obsédés par le profit, par définition : s’ils ne l’étaient pas, ils feraient faillite. Une société libre ne sera donc  jamais créée ou sauvée par des entrepreneurs vertueux ; elle ne sera  jamais le produit d’une ingénierie politique. La liberté ne s’obtient  et ne se préserve  que par l’effort d’ individus vigilants

    Guy Sorman, philisophe et économiste français, est l’auteur de A Wonderful World, Chronique de la mondialisation.

    Copyright: Project Syndicate, 2010.
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    Traduit de l’anglais par Frédérique Destribats

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  • L’été de toutes les difficultés

    Michael Boskin

     

     

    PALO ALTO – L’administration Obama a essuyé une série de revers budgétaires cet été mais en a-t-elle tiré les conséquences ?

    Lors du sommet du G20 au Canada tout d’abord, le président Barack Obama a été justement rabroué par le Premier ministre canadien Stephen Harper, le nouveau Premier ministre britannique David Cameron et la chancelière allemande Chancellor Angela Merkel entre autres pour avoir réclamé plus de lest quantitatif (soit plus de dépenses gouvernementales). Ses homologues cherchent au contraire à consolider leur budget, après l’explosion massive de la dette et du déficit publics dû à la récession 2008-09. Ils prônent une baisse de moitié des déficits d’ici à 2013 et une stabilisation du ratio dette-PIB pour 2016. 

    Lors de ce sommet, Obama a annoncé qu’il avancerait des mesures strictes pour réduire le déficit l’année prochaine. Mais parler coûte moins que d’agir. Jusqu’à présent, son administration a suivi la stratégie inverse, elle a dépensé plus, espérant que le problème de la dette et des déficits ajouterait à la pression fiscale, allant jusqu’à fournir l’occasion de créer une taxe à la valeur ajoutée de style européen.

    Premier souci en vue : l’électorat américain n’est pas coopératif. A la surprise de la gauche et des observateurs politiques, la rumeur de l’augmentation colossale des dépenses gouvernementales ne s’est pas concrétisée. La déferlante de dépenses, gonflant le déficit et la dette du gouvernement fédéral, a au contraire généré de violentes réactions.

    Pour cette raison, la plupart des commentateurs prévoient une défaite des Démocrates aux élections législatives en novembre. Les électeurs veulent moins de dépenses et non plus d’impôts. Ils pensent que si l’économie américaine a dépassé les économies d’Europe occidentale, c’est surtout grâce à un gouvernement moins dépensier.

    Ensuite, dans le cadre du Processus d’évaluation mutuelle établi au G20, le Fonds monétaire international a suggéré que les Etats-Unis réduisent leur déficit budgétaire de 3 % du PIB de plus que prévu – soit plus de 400 milliards de dollars de moins par an. Le FMI croit que le programme de relance fiscale actuelle ralentira la croissance américaine.

    Il y a peu, la Banque centrale européenne a renouvelé sa position selon laquelle une consolidation fiscale sérieuse génèrerait un climat de confiance suffisant dans le secteur privé pour que le gain sur les dépenses des foyers et des sociétés compense amplement des dépenses gouvernementales plus basses. L’OCDE en revanche met le gouvernement en garde contre une consolidation trop rapide au risque de connaître une reprise mondiale encore plus lente.

    Les partenaires commerciaux des Etats-Unis leur souhaitent une belle croissance pour qu’ils importent plus. A mesure que leurs économies à eux se rétablissent, les emprunts massifs du gouvernement américain finissent par supplanter leurs emprunteurs gouvernementaux et privés. Le déficit américain de 2010 se monte environ à 1 300 milliards de dollars. Un chiffre supérieur à l’emprunt colossal de tous les autres pays du G7 confondus (Royaume-Uni, France, Allemagne, Italie, Japon et Canada) plus celui des pays dépensiers que sont la Grèce et le Portugal. En bref, le reste du monde veut que les Etats-Unis remettre de l’ordre dans son budget le plus rapidement possible.

    Troisièmement, la révision du budget pour le second semestre prévoit toujours, à vue de nez, de terribles déficit. Pour y remédier, l’administration propose de créer une commission qui proposerait une voie pour équilibrer le déficit primaire (le déficit sans le paiement des intérêts) en 2015.  

    Une approche présidentielle pour équilibrer le budget n’a rien de nouveau. Mais, cette-fois, Obama transfère les responsabilités à une commission indépendante composée de Démocrates et de Républicains.

    En outre, avoir pour objectif d’équilibrer le budget primaire en 2015 est à peine encourageant. D’ici là, Obama aura presque doublé le ratio dette-PIB (il a transformé un 40 % bénin reçu en héritage en un 80 % dangereux – du jamais vu depuis les conséquences immédiates de la seconde guerre mondiale). Bien évidemment, le déficit à long terme alimenté par la retraite des baby-boomers et le coût plus marqué des frais de santé et de pension par tête se creusera davantage (mais la commission fera aussi des recommandations sur la manière de juguler le déficit à long terme).

    Quatrièmement, la Chambre des Représentants a décidé de ne même pas essayer de faire valider son budget cette année. Ce refus extraordinaire est une première dans l’histoire de la procédure depuis sa révision il y a 35 ans et la création d’un comité budgétaire au Congrès et de règles sensées être respectées par les législateurs pour maîtriser les déficits.

    Cinquièmement, Obama a proposé une série de mesures à quelques semaines seulement des élections législatives. Ses adversaires en ont vite déduit que cela revenait à admettre que son plan de relance était un échec. Une déduction d’impôts immédiate pour tout investissement de capital est une mesure qui devrait compter de manière permanente parmi la réforme d’imposition des sociétés (qui aurait dû avoir lieu il y a bien longtemps). Pourtant, Obama propose que cette mesure ne dure qu’un an. Ainsi, les sociétés se retrouveront contraintes de placer plus de capitaux au plus vite en 2011.

    Sixièmement, le directeur du budget Peter Orszag, excellent contrôleur des déficits – tout du moins avant de rejoindre cette administration – a quitté ses fonctions (pour être remplacé par Jack Lew, directeur du budget sous Bill Clinton).

    Qui va désormais pouvoir dire à Obama qu’accumuler toujours plus de dettes pour financer un vaste plan de relance n’est pas une bonne solution, que le jeu n’en vaut pas la chandelle et qu’augmenter les taxes cause des dégâts permanents pour l’économie future ?

    Sûrement pas les fans démonstratifs de la facture de la relance inefficace et coûteuse de févier 2009, pour une palette d’avantages sociaux et publics inadaptés au fort recul de l’emploi dans le privé durant la récession. Sûrement pas les hommes et femmes d’affaires du Cabinet, s’appuyant sur leur expérience du monde ; il n’y en a aucun.

    Espérons que la conversion tardive à des déficits rigoureux l’emporte. Mais les électeurs ont pour habitude de tenir les dirigeants élus responsables de leurs déclarations. Sans quoi, ces derniers n’auraient pas besoin de se montrer courageux. Heureusement, il semblerait que les électeurs américains aient une longueur d’avance sur leurs politiciens.

    Professeur d’économie à l’université de Stanford et membre de l’Institution Hoover, Michael Boskin a présidé le Conseil économique du président George H. W. Bush de 1989 à 1993.

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  • Une vertu prématurée

    George Soros

     


     

    NEW YORK – L’accent mis par l’administration Obama sur la rectitude fiscale n’est pas dicté par une nécessité financière, mais par des considérations politiques. Les Etats-Unis ne sont pas l’un des pays fortement endettés d’Europe, qui doivent payer des primes de risque élevées sur le prix des emprunts allemands. Les taux d’intérêts sur les bons du Trésor américains sont en baisse constante et sont bientôt à un plus bas historique, ce qui signifie que les marchés s’attendent à une déflation, pas à de l’inflation.

    Il n’en reste pas moins que le président Obama est soumis à des pressions politiques. L’opinion publique est extrêmement inquiète de l’accumulation de la dette publique et l’opposition républicaine est parvenue avec succès à attribuer le krach de 2008 – et la récession et le taux de chômage important qui s’ensuivirent – à l’incompétence du gouvernement, tout en affirmant que le plan de relance avait été en grande partie gaspillé.

    Il y a une part de vrai dans cette affirmation, mais elle est biaisée. Le krach de 2008 a eu pour cause principale un effondrement des marchés, et les autorités de réglementation américaines (et d’autres) en portent la responsabilité pour ne pas avoir su agir à temps. Mais sans renflouage, le système financier serait resté paralysé et la récession subséquente aurait été plus profonde et plus longue. Il est néanmoins vrai que le plan de relance a été en grande partie gaspillé, mais c’est parce qu’il a surtout servi à soutenir la consommation au lieu d’être utilisé pour corriger les déséquilibres sous-jacents.

    L’erreur manifeste de l’administration Obama a été la manière dont elle a renfloué le système bancaire : elle a aidé les banques à se tirer d’affaire en reprenant leurs actifs toxiques et en leur fournissant des liquidités bon marché. Ce choix était, lui aussi, guidé par des impératifs politiques. Il aurait été bien plus facile d’augmenter la participation de l’État dans les banques, mais Obama a craint de devoir faire face à des accusations de nationalisation et de socialisme.

    Cette décision s’est retournée contre l’administration, avec de sérieuses répercussions politiques. Confrontés à une hausse des frais des cartes de crédit, de 8 pour cent à près de 30 pour cent, les consommateurs ont pu dans le même temps voir les banques enregistrer des bénéfices exceptionnels et verser des bonus généreux. Le mouvement Tea Party a su exploiter  ce ressentiment et Obama est aujourd’hui sur la défensive. Les Républicains font campagne contre toutes nouvelles mesures de relance et l’administration se dit aujourd’hui, pour la forme, en faveur de la rectitude fiscale, même si elle admet qu’une réduction des déficits est peut-être prématurée.

    Je pense pour ma part qu’il y a de nombreux arguments en faveur de nouvelles mesures de relance. Il faut bien convenir que la consommation ne peut pas être indéfiniment soutenue par une augmentation de la dette publique. Les déséquilibres entre la consommation et les investissements doivent être corrigés. Ce choix semble pourtant intenable au plan politique. La majorité des Américains semblent convaincus que le gouvernement est incapable de gérer efficacement les investissements destinés à améliorer le capital physique et humain du pays.

    Une fois de plus, ce constat est partiellement justifié : un quart de siècle de critiques du gouvernement s’est traduit par de mauvais gouvernements. Mais dire qu’un plan de relance est nécessairement gaspillé est de toute évidence faux : le New Deal a permis la mise en valeur de la vallée du Tennessee, le pont Triborough de New York et de nombreuses autres infrastructures encore utilisées aujourd’hui.

    De plus, la simple vérité est que le secteur privé n’utilise pas les ressources à sa disposition. Le président Obama s’est montré très favorable au monde des affaires et les sociétés dégagent des bénéfices considérables. Mais au lieu d’investir, elles accumulent les liquidités. Une victoire républicaine aux prochaines élections pourrait leur donner une confiance accrue, mais dans l’intervalle, tant les investissements que l’emploi requièrent de nouvelles mesures de relance fiscales (des mesures de relance monétaires aurait plus pour effet d’inciter les entreprises à entrer en concurrence qu’à embaucher).

    Il reste encore à déterminer quel niveau d’endettement public est trop élevé, parce que la tolérance à cet égard dépend en grande partie des perceptions dominantes. La prime de risque liée au taux d’intérêt est la variable critique : une fois qu’elle commence à augmenter, le taux actuel de financement du déficit devient intenable. Mais le point de rupture est inconnu.

    Prenons le cas du Japon, dont la dette approche les 200 pour cent de son PIB annuel – l’un des ratios le plus élevé au monde. Et pourtant les obligations d’État sur dix ans ont un rendement à peine supérieur à 1 pour cent. Le Japon avait autrefois un taux d’épargne élevé, mais il a aujourd’hui rejoint celui des Etats-Unis, en raison du déclin démographique et du vieillissement de la population. La différence principale entre les deux pays – la balance commerciale du Japon est excédentaire et celle des Etats-Unis est déficitaire – n’est pas importante tant que la politique monétaire de la Chine l’oblige à accumuler des dollars sous une forme ou une autre.

    La véritable raison pour laquelle les taux d’intérêt japonais sont si bas est que le secteur privé du pays ne cherche pas à investir à l’étranger et préfère des obligations sur dix ans à 1 pour cent que des placements qui rapportent 0 pour cent. Compte tenu de la baisse des prix et du vieillissement de la population, les Japonais jugent que ce rendement est intéressant. Tant que les banques américaines peuvent emprunter à un taux proche de zéro et acheter des bons du Trésor sans avoir à engager de capitaux propres, et tant que le dollar ne s’apprécie pas face au renminbi, les taux d’intérêt sur les bons du Trésor américains suivront probablement la même tendance.

    Cela ne signifie pas que le gouvernement américain doit indéfiniment maintenir le taux d’actualisation à un niveau proche de zéro et continuer à creuser la dette publique. Une fois que l’économie redémarrera, les taux d’intérêt remonteront – peut-être trop rapidement, si la dette accumulée est trop importante. Mais si ce cas de figure risque d’étouffer la reprise, un resserrement fiscal prématuré aurait le même effet et plus tôt encore.

    La politique appropriée est de réduire les déséquilibres aussi rapidement que possible tout en réduisant le poids de la dette. Plusieurs options sont envisageables, mais l’objectif déclaré de l’administration Obama – réduire de moitié le déficit budgétaire d’ici 2013 alors que l’économie tourne au ralenti – n’en fait pas partie. Investir dans les infrastructures et l’éducation serait un choix plus sensé. Ou alors créer une légère inflation en dépréciant le dollar face au renminbi.

    Les arguments qui s’opposent à ce programme ne sont pas d’ordre économique, mais prennent la forme d’idées fausses à propos du déficit budgétaire, utilisées à des fins partisanes et idéologiques.

    George Soros préside le Soros Mangement Fund.


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  • Le pas suspendu de la croissance mondiale

    La crise de 2008 a été jugulée grâce aux formidables moyens déployés par les autorités publiques du monde entier. Politiques monétaire et budgétaire agressives, renflouement généreux des établissements financiers ont permis de limiter rapidement les dégâts. Officiellement, selon le National Bureau of Economic Research, la crise se serait ainsi achevée en juin 2009 aux Etats-Unis... Deux ans après son déclenchement, toutefois, les incertitudes reviennent. Dans ses dernières prévisions de croissance, l'Organisation de coopération et de développement économiques (OCDE) met en garde les pays riches contre tout optimisme prématuré. Sans évoquer le spectre du " double dip ", le retour à une croissance négative, elle prévoit un second semestre médiocre pour les pays du G7, le dernier trimestre s'établissant à un rythme annuel de 1 % seulement...

    Sans nécessairement partager le pessimisme de l'OCDE, la plupart des analystes sont taraudés par la même question : en cas de rechute, qui sauvera le monde ? Les instruments classiques de politique économique ont tous été usés. La politique monétaire est déjà au plancher avec des taux d'intérêt quasiment nuls. Or le taux d'intérêt souhaitable pour soutenir la croissance aujourd'hui devrait être négatif, et valoir - 2 % selon la règle dite de Taylor, qui fait autorité en ce domaine....

    Des mesures " non conventionnelles " sont prévues, mais leur efficacité restera à prouver. Dans le domaine budgétaire, nul ne peut dire à quelle vitesse les autorités réduiront vraiment leurs déficits, mais il semble acquis qu'ils ne pourront plus les augmenter, même en cas de rechute... La crise grecque est passée par là, qui a fait rentrer les Etats sous leur tente. En bref, les cartouches de la politique économique ont été tirées, et il ne semble pas que les autorités puissent recharger leurs fusils rapidement...

    D'aucuns misent sur l'Asie en général et la Chine en particulier pour redonner du tonus à l'économie mondiale. Les pays émergents ont de fait renoué avec leur croissance d'avant-crise, la Chine et l'Inde retrouvant des taux proches de 10 %. La Chine est officiellement devenue la deuxième économie mondiale, dépassant en taille le Japon, au cours de l'été. Mais le problème fondamental que la Chine pose au monde n'a pas évolué. Ses excédents récurrents (aujourd'hui à 5 % de son produit intérieur brut) créent une situation d'excès d'offre planétaire, à l'heure où l'économie mondiale a surtout besoin d'une demande plus forte...

    Le problème est en effet que la contrepartie " habituelle " des excédents chinois, les Etats-Unis, peine à se rétablir. L'une des mauvaises nouvelles de l'été a précisément tenu au surcroît imprévu d'importations américaines, qui a conduit à réviser à la baisse les chiffres du deuxième trimestre. Le nombre de chômeurs et de travailleurs en sous-emploi stagne à un niveau élevé (supérieur à 17 % de la population active). La dette des ménages reste à un niveau préoccupant, surtout si on la rapporte au prix de l'immobilier. Les entreprises s'en sortent mieux. Elles ont géré la crise en temps réel, licenciant à proportion exacte de la chute de la production, et ont retrouvé leurs niveaux de bénéfices d'avant-crise. Mais Wall Street ne sait plus s'il doit se réjouir des profits retrouvés ou s'inquiéter de la dégradation du marché de l'emploi, qui est l'envers de la même pièce.

    L'Europe donne également des signaux ambivalents. Les résultats du deuxième trimestre ont surpris les analystes par leur vigueur. La croissance moyenne a été meilleure que prévu, l'Allemagne affichant une santé insolente au second semestre, avec une croissance de 9 % en rythme annuel ! Ce rebond tient en partie aux causes techniques, liées notamment à la reconstitution des stocks. L'économie européenne profite aussi d'un euro affaibli par la crise grecque (bonne nouvelle paradoxale). Mais ce gain est fragile : l'euro pourrait remonter rapidement si l'économie américaine patinait. Autre problème : l'Allemagne joue au sein de la zone euro le même rôle que la Chine à l'échelle du monde. Elle est redevenue une source récurrente d'excédents (5 % de son PIB également...) et pèse sur l'offre au moment où la contraction budgétaire diminuera la demande en Europe.

    Quand elle va bien, l'économie mondiale s'apparente à un jeu à somme positive : les excédents des uns financent la dépense des autres, salaires et profits peuvent croître ensemble, tirés par un troisième terme, le progrès technique. En période de crise, quand tout va mal, les règles s'inversent. Chacun redoute que le ralentissement des autres ne se propage chez lui. Le monde ressemble alors à un jeu à somme nulle. Les profits forts sont l'envers de salaires bas et réduisent la demande finale. L'excédent commercial des uns est une mauvaise nouvelle pour les autres pour la même raison...

    La tentation politique devient alors celle du chacun pour soi. Dans les années 1930, on parlait de " beggar my neighbor policy " : on traite " le voisin comme un mendiant ". Tel est le mal qui menace à nouveau, on oserait dire : dans tous les domaines... A défaut de s'entendre sur des nouvelles mesures, les pays du G20 doivent au moins se convaincre qu'en dépit des apparences, leurs destins restent solidairement liés entre eux.

     

    Daniel Cohen


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