• Agir sur toutes les inégalités pour améliorer la retraite des femmes

    Les écarts de durée de travail se sont attenués, mais ils restent significatifs

    Les inégalités des retraites entre les femmes et les hommes suscitent bien des débats, tant sur les causes que sur les moyens de les résoudre. C'est tant mieux, car enfin la question est abordée au grand jour. Mais tant de chiffres circulent que l'on s'y perd dans le diagnostic. Qu'il y ait des désaccords d'orientation est une chose, mais qu'il y ait une telle confusion dans le constat ne peut qu'accroître celle du débat. Les rôles respectifs des durées d'assurance et des écarts de salaires dans l'écart des pensions de retraite des femmes en est l'archétype.

    L'argumentation actuelle des pouvoirs publics est que les écarts de durée d'assurance (les trimestres validés) entre les femmes et les hommes sont déjà en voie de résorption, qu'ils vont disparaître à l'avenir, et que, en conséquence, seuls les écarts de salaires durant la vie active expliqueront les écarts de pensions. Cela permet de faire de ces écarts de salaires la question essentielle à traiter, en négligeant les autres.

    Et pourtant... la question des durées n'est pas résolue, elle est seulement atténuée. Les femmes des générations récentes ont des taux d'emploi plus élevés que ceux des générations antérieures. Les écarts de durées validées vont donc mécaniquement se réduire. Mais de combien ? Avec quelles projections de population active, de taux d'emploi, de taux de chômage et de nature des emplois ? Le flou demeure.

    Des chiffres sont jetés dans le débat, selon les circonstances et les moments. Trois exemples : 1- L'écart des durées d'assurance n'est déjà que d'un an pour la génération 1970. C'est vrai, mais la génération 1970 est observée à l'âge de 31 ans, en 2001, date de l'évaluation : la réduction de l'écart est due à une forte baisse des durées moyennes validées pour les hommes relativement aux générations précédentes, du fait d'une entrée plus tardive sur le marché du travail ; de plus, à cet âge, les conséquences de la maternité sur l'emploi des femmes n'ont encore que peu joué.

    2- Selon Eric Woerth, les femmes aujourd'hui âgées de 54 ou 55 ans partiront à la retraite avec autant de trimestres que les hommes ; les femmes nées dix ans plus tard partiront en moyenne avec une quinzaine de trimestres de plus. En réalité, les femmes aujourd'hui âgées de 54 ou 55 ans (c'est-à-dire celles de la génération 1955) valideront 25 trimestres de moins que les hommes à l'âge de 60 ans (comme à l'âge de 70 ans), tandis que celles nées dix ans plus tard (génération 1965) valideront 20 trimestres de moins aux mêmes âges, selon les projections de la Caisse nationale d'assurance-vieillesse (CNAV), si l'on s'en tient aux droits propres issus de leur emploi.

    Il faut faire intervenir les compensations telles que la majoration de durée d'assurance (MDA) par enfant et l'assurance-vieillesse des parents au foyer (AVPF) pour qu'un rapprochement s'opère (mais de là à obtenir 15 trimestres de plus...).

    3- Les femmes auraient maintenant des carrières d'une durée équivalente à celle des hommes et l'une des raisons en serait que notre système de retraite comporte de nombreux dispositifs de solidarité.

    Non, les femmes n'ont pas actuellement des carrières d'une durée équivalente à celle des hommes : si les durées validées par les régimes de retraite se rapprochent, c'est parce que existent les mécanismes compensatoires de validation cités plus haut. Cela n'est pas surprenant quand on sait l'évolution passée des taux d'activité et d'emploi comparés des femmes et des hommes et leur projection future : ils ne se rejoignent pas, même sous l'hypothèse de faibles taux de chômage. La hausse de l'activité des femmes ne suffit pas et ne suffira pas à résorber spontanément leurs droits propres au titre de l'emploi.

    Nul n'a jamais prétendu que la situation était aussi défavorable que dans le passé. Les écarts de durée se réduisent, c'est une évidence. Mais de là à affirmer qu'il n'y a plus de problème, il y a un pas que l'on ne peut franchir. D'autant que les mécanismes compensatoires (MDA et AVPF) sont eux-mêmes en débat : la MDA a déjà été réformée, la bonification n'est pas de même durée dans le privé et le public (deux ans ou un an par enfant) et elle ne joue pas pour les régimes complémentaires (qui sont des régimes par points acquis par le travail).

    Les questions de durée de travail et de niveau de salaire sont les deux faces des inégalités persistantes. Un exemple : les temps partiels. Un tiers des femmes travaillent à temps partiel. S'il s'agit de temps partiels longs, il n'y a pas de pénalisation pour les durées d'assurance validées ; le niveau de pension sera en revanche contraint par le faible niveau de salaire. En revanche, si les temps partiels sont courts, tant la durée que le niveau seront amputés. Or le temps partiel se développe, tout particulièrement dans la crise actuelle : les femmes acceptent souvent quelques heures éparpillées par semaine, plutôt que de rester au chômage. L'effet négatif sur les retraites futures est certain. On donne certes la possibilité aux entreprises de surcotiser pour les temps partiels ; mais, sans obligation, cette possibilité restera lettre morte. N'aurait-on pas pu être plus offensif dans le projet de loi sur les retraites, pour que cela soit suivi d'effets ?

    Il faut à la fois tenir compte des changements opérés selon les générations (les femmes travaillent davantage) et de ceux qui découlent des modifications des formes d'emploi (plus de précarité pour certaines). En même temps que des femmes qui ont accédé à l'éducation supérieure ont des carrières continues (mais elles restent discriminées dans leur progression de carrière et leurs salaires, donc pour leurs niveaux de pension de retraite futurs), d'autres cumulent faibles qualifications, sous-emploi, discontinuité et ruptures.

    Les congés parentaux de longue durée viennent compenser l'insuffisance criante des structures d'accueil pour les enfants entre 0 et 3 ans ; ils sont souvent pris par des femmes qui ont des difficultés d'insertion dans l'emploi. Ces femmes cumuleront carrières incomplètes et faibles revenus lorsque l'âge de la retraire arrivera.

    Cinq ministres et secrétaires d'Etat du gouvernement veulent " combattre les idées reçues ", pour " apporter les bonnes réponses " (Le Monde du 5 octobre). Encore faut-il que l'on n'attribue pas des " idées reçues " à ceux et celles qui ne les ont jamais défendues. Assurément, le défi est " colossal ". Raison de plus pour se donner les moyens de le résoudre, sans faire dire aux chiffres ce qu'ils ne peuvent pas dire et en soulevant toutes les questions qui demeurent. En particulier celle des durées d'assurance ; celle de l'effet des temps partiels et des carrières discontinues sur le niveau des pensions ; celle des écarts de salaires et des moyens de les surmonter ; celle de l'effet de la hausse du nombre de familles monoparentales en termes de baisse du niveau de vie des futures retraitées ; celle de l'effet différencié selon les sexes du report des âges de départ.

    L'évaluation de l'impact du projet de loi sur les retraites des femmes et des hommes, pourtant réclamée de longue date, n'a pas été faite. Elle aurait pourtant permis de combattre les idées reçues et aurait participé à la démarche d'évaluation des politiques publiques si souvent prônée.

    En lieu et place, l'égalité salariale est substituée, seule, aux autres débats. Pire, elle est traitée par un dispositif très insuffisant, qui sera inefficace au regard de son enjeu, qui est effectivement " colossal ". Oui, comme le disent les cinq ministres et secrétaires d'Etat, " la retraite ne peut rattraper trente ans d'écart de salaires ". Raison de plus pour que des mesures donnent les moyens de surmonter effectivement cet écart.

    Demander seulement aux entreprises d'élaborer " un plan d'action " et de " publier des indicateurs ", c'est bien ténu pour être les " solutions créatives et efficaces " appelées de leurs voeux. La créativité et l'efficacité seraient de proposer une loi générale sur l'égalité professionnelle et salariale qui permette d'infléchir la tendance en cours, à savoir que les écarts salariaux entre les femmes et les hommes ont cessé de se réduire depuis les années 1990.

    Françoise Milewski

    Economiste à l'OFCE, centre de recherche en économie de Sciences Po


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  • Face à la retraite, l'usure des corps

    (PHOTO : DR)Dans sa froideur statistique, la réforme en débat ignore la réalité du travail, la pénibilité des tâches et les profondes inégalités en matière de santé

     

     

    Madame Flora est femme de ménage dans un collège. Tous les jours elle fait le ménage de cinq classes, trois bureaux, deux couloirs, deux halls et un escalier. Le seul point d'eau se trouve au rez-de-chaussée. Elle doit donc monter ses seaux d'eau par l'escalier où les bandes antidérapantes ont été arrachées depuis longtemps. Son chariot de ménage se trouve en revanche au premier étage. Elle préfère descendre son équipement à la main. La descente du chariot par les escaliers est périlleuse et lui a déjà valu un accident de travail lorsque la totalité du chariot a basculé sur son pied droit.

    Le sol est un lino usé sur lequel elle effectue un balayage humide, mais en hiver, elle doit le laver tous les jours à grande eau ; elle se sert alors d'un balai à franges, qui se manipule en effectuant des mouvements en huit sur le sol. Puis on essore les franges dans le chariot à presse en appuyant très fort de façon répétée. Ce balai à franges a été introduit il y a plusieurs années dans les services de nettoyage, où il est venu remplacer le vieux balai-brosse. Heureusement Madame Flora a conservé la brosse, qui lui permet, périodiquement, chaque fois que le lave-linge du collège tombe en panne, de brosser vigoureusement, et à la main, les lavettes à franges.

    Madame Flora nettoie de cette façon environ 1 500 m2 tous les jours, car elle travaille dans le plus gros collège de la ville. Pour laver par terre, elle bascule les chaises sur les tables afin de libérer le sol. Vers 11 heures, elle rejoint le service de restauration où sont servis chaque jour 700 repas, elle empoigne les piles d'assiettes, met les plats en chauffe, soulève les paniers à vaisselle, puis nettoie le réfectoire à grande eau après avoir retourné une par une les chaises sur les tables. Elle alterne cette tâche avec la grosse plonge, c'est-à-dire la vaisselle des plats et casseroles diverses.

    Madame Flora fait ce travail depuis vingt-cinq ans. Elle a commencé à travailler à l'âge de 16 ans comme bonne à tout faire chez des voisins. Puis elle a fabriqué des ceintures en cuir dans une petite usine de la région, à la chaîne, dans un vacarme assourdissant. Elle y est restée trois ans, a connu le chômage, puis elle a élevé trois enfants. Madame Flora ne m'a jamais dit que son métier était pénible. Lorsque je l'ai convoquée pour sa consultation, elle a demandé à changer l'heure afin de ne pas " gêner le travail ". La secrétaire n'est pas parvenue à la convaincre que cette visite médicale était un droit, et qu'elle se déroulait, précisément, pendant ses heures de travail. Elle s'est montrée surprise de mes questions, et m'a dit d'un ton fatigué " ah ! mais alors, il faut tout vous expliquer ".

    En l'examinant, j'ai constaté que j'arrivais un peu tard. Madame Flora ne fait pas exception à la règle de trois diabolique qui veut qu'une ouvrière d'usine qui travaille vingt ans comme femme de ménage ne puisse plus enfiler une manche ni s'habiller seule lorsqu'elle part à la retraite. J'ignore combien vaut son épaule opérée deux fois, son coude troué et son pouce déformé, je ne sais pas ce qu'ils valent, mais je sais exactement ce qu'ils coûtent : dix-huit mois d'arrêt de travail pour l'épaule deux fois de suite, quarante semaines de rééducation, 8 infiltrations dans le coude, 4 scanners, 2 IRM, puis un minimum de trois mois d'arrêt par an les bonnes années, 5 hospitalisations en service spécialisé. Je passe sur une surdité professionnelle de l'oreille droite, non déclarée et non reconnue, qui aurait besoin d'être appareillée.

    Des morceaux de son corps jonchent ainsi son parcours professionnel, et j'apprends aujourd'hui que s'il se disloquait un peu plus, elle pourrait peut-être ne pas travailler au-delà de 60 ans. Une sorte de prime à la casse, mais sans la bagnole. Votre carcasse est trop usagée, vous pouvez dégager. En revanche, on ne pourra pas vous proposer de carcasse neuve. Alors ça nous fait deux fois l'épaule, mais comme c'est la même, ça compte pour une seule, le pouce est guéri et le coude reste plié, mais c'est le coude gauche, et vous êtes droitière. Ce n'est pas Madame Flora qui fera remarquer que l'on tient un balai des deux mains, surtout lorsqu'il faut faire des mouvements en huit. On ne va pas arriver à 10 % avec ça.

    Ce n'est pas Madame Flora qui dira que son travail est pénible, surtout avec encore deux ans de crédit à rembourser. Son travail elle l'adore, parce qu'il y a les enfants, parce que c'est " son " collège, parce qu'elle y retrouve depuis des années les mêmes femmes dont elle partage l'histoire. Mais surtout, elle a tout simplement besoin des ressources de son travail pour assumer une situation des plus banales : un mari chauffeur routier actuellement au chômage, deux enfants qui vivent chez elle et font des études. Ensemble nous parvenons à aménager son poste de travail pour qu'elle puisse continuer à travailler sans se mettre en danger.

    Au collège, elle pourrait occuper à temps partiel un poste de standard et d'accueil, réceptionner les livraisons tous les matins, raccompagner les visiteurs et les parents. Ce serait toujours ça de ménage en moins. L'après-midi, on pourrait s'arranger pour qu'elle travaille en rez-de-chaussée, et qu'elle ne manutentionne plus les chaises. Elle les poussera, ça ira. Avec l'intendant du collège, je parviens à la faire dispenser de restauration, elle restera à la loge, où justement, à cette heure-là, il n'y a personne. Elle ne récupérera pas la mobilité de son épaule, mais elle n'aura pas de nouvelles lésions, et son coude ne rechutera pas. Grâce à cet aménagement de poste, sa situation est réglée.

    Cet aménagement de poste a pu être obtenu car Madame Flora travaille pour un collège, c'est-à-dire dans le service public. Ses collègues qui nettoient les bureaux et les sanitaires collectifs des entreprises implantées juste en face du collège, les intérimaires des services de nettoyage qu'elle croise le matin vers 5 heures en partant travailler, n'auront pas de poste aménagé si elles ont un problème de santé lié au travail. Elles seront rapidement licenciées et resteront au chômage. Les collègues de Madame Flora sont sans aucune alternative. Ce ne sont pas des salariées usées en quête d'une retraite anticipée, mais des chômeuses qui cherchent du travail. Qui paiera leur retraite si elles restent au chômage plus de dix ans ? Le projet de loi actuel sur les retraites ne le dit pas.

    Madame Flora fait-elle un métier pénible ? Est-ce pénible de travailler quarante ans sur la voie publique en étant soumis aux vibrations d'un marteau-piqueur ? Est ce pénible de soulever des bornes de 200 kg ? Est-ce pénible de ramper dans un vide sanitaire, ou de réparer une carrosserie ? Un enfant de 5 ans saurait répondre à cette question. Il saurait montrer du doigt, sur les pages d'un abécédaire, les métiers difficiles : il reconnaîtrait le maçon, le déménageur, le couvreur, le plombier l'aide-soignante, le pompier, l'égoutier, la femme de ménage. Il remarquerait que ces corps-là, au travail, ne sont pas assis sur un siège, mais accroupis à genoux sur la voie publique, pliés sous un chauffe-eau, perchés en haut d'une échelle, courbés en avant sur un évier.

    Ces gestes du travail qui définissent la pénibilité de certains métiers sont parfaitement décrits par les chercheurs, les ergonomes, les médecins du travail, les médecins-conseils, les ingénieurs en prévention, les médecins généralistes, et figurent dans toutes les publications professionnelles. Même le législateur les connaît, qui les a répertoriés et décrits en détail dans les tableaux de maladies professionnelles.

    Le projet de loi sur les retraites ignore ce savoir. Pour juger de la pénibilité d'un métier, il est prévu, en bout de chaîne, de mesurer l'usure professionnelle d'un travailleur. On crée pour ce faire une commission d'usurologues. Peu importent les gestes devenus impossibles, les mouvements limités par la douleur, le manque de souplesse, le vieillissement forcé du corps. Seuls comptent la lésion et son score. L'amputation des gestes reste invisible. L'incapacité permanente partielle ou " taux d'IPP " ne mesure que les séquelles d'une blessure au travail. Peu importent aussi les effets retards, liés à certaines expositions : cancers professionnels liés aux goudrons, benzène, solvants, amiante. Ces expositions qui distinguent radicalement certaines catégories de travailleurs, qui sont à l'origine d'une inégalité repérée devant la santé, le vieillissement, la maladie et la mort, sont ignorées.

    On renverra donc au travail, et le plus souvent au chômage, des personnes usées par les gestes du travail mais aussi des personnes multi-exposées, dont on sait de façon scientifique et statistique qu'elles développeront des pathologies qui raccourcissent leur espérance de vie. Pas un mot sur les responsabilités de l'employeur. Pas une ligne sur l'obligation qui pourrait lui être faite, dans un contexte où l'on ne parle que d'allonger la durée de travail, d'aménager des postes et de mettre en place des reclassements. Pas la moindre injonction à prévenir, au sein de l'entreprise, le devenir de ceux dont on ne parle plus nulle part : les ouvriers, les artisans, les manutentionnaires, les agents de nettoyage. Au plus haut niveau de l'Etat, on ignore leur existence. On les redécouvre dans la rue, à l'occasion des manifestations contre la réforme des retraites, avec un écriteau laconique comme celui-ci : " Je vieillis plus vite que mon âge. "

    Pour décrire les gestes d'un poste de travail, pour identifier les expositions aux risques, pour reconstituer les parcours professionnels et par là même les expositions des travailleurs, il faut quelqu'un pour interroger, examiner, vérifier, étudier le poste de travail, lire les fiches de sécurité, repérer les pathologies professionnelles. Il faut un médecin du travail. C'est précisément au sein du même texte législatif qu'il est question de faire disparaître ce rôle spécifique du médecin du travail. Sa légitimité et son autorité, puisqu'il sera de toute façon placé sous l'autorité d'un chef de service de santé au travail, lui-même sous l'autorité de l'employeur. Si médecin du travail il y a, ses missions seront définies par l'employeur, et non par la loi. Et afin d'être bien clair, on supprime au passage la clause d'autonomie qui doit figurer dans le contrat d'un médecin du travail.

    Qui s'occupera d'aménager le poste de travail de Madame Flora ? Qui signalera qu'il n'y a pas assez d'aide au port de charges dans l'entreprise ? Qui accueillera un salarié atteint de cancer à son retour pour examiner avec lui comment son poste de travail doit être organisé ? Qui pourra témoigner au sein de l'entreprise d'une méthode qui consiste à fixer de nouveaux objectifs de productivité sans donner aux salariés les moyens de les atteindre ? Qui affirmera que ce mode d'organisation génère des troubles psychiques et des suicides ? Personne. Personne pour voir, donc personne pour savoir. Personne pour nommer, pour recenser, pour entendre. Personne pour rechercher, établir, documenter une maladie professionnelle dont on devrait observer bientôt une disparition progressive. Les maladies professionnelles disparaîtront en même temps que les médecins du travail. Sans travail clinique, sans observation des gestes du travail, il n'y a plus de maladies professionnelles. Quant aux accidents du travail mortels - deux par jour en France - qui en analysera les causes, autrement que de façon mécanique ? Est-ce la même chose de tomber d'une échelle si l'on est en conflit avec son chef d'équipe, si l'on n'a pas de chaussures adaptées, ou si l'on prend un traitement qui contre-indique le travail en hauteur ?

    Ainsi, pour réformer les retraites, on table sur une société imaginaire où les ouvriers n'existent plus, et où les cadres de plus de 50 ans sont tous au travail. Pour régler la facture, on s'adresse en tout premier lieu à des chômeurs. En second lieu aux travailleurs exerçant des métiers dont les tâches ne peuvent physiquement être exécutées à n'importe quel âge, dont le poste de travail doit nécessairement évoluer, sous la responsabilité, voire à l'initiative, de l'employeur. Cette responsabilité n'est pas mentionnée. Au contraire, on distribue au passage une prime à la casse et non à la prévention. On nie tout à la fois la réalité des disparités sociales, la réalité des inégalités au travail et la réalité des corps. Pense-t-on que l'on va maintenir de force au travail des gens qui ne peuvent plus faire leur métier ? Ils seront contraints de quitter le monde du travail bien avant de pouvoir toucher une retraite à taux plein. Quant à ceux qui resteront, c'est bien avec leur corps qu'ils paieront leur retraite.

    Noëlle Lasne

    Médecin du travail

    Depuis les dispensaires de Médecins sans frontières jusqu'au droit à la santé des sans-papiers, n'a cessé d'être confrontée à la question des métiers pénibles. Membre du comité de rédaction de la revue " Pratiques ", elle a contribué à " La santé des malades ", ouvrage collectif (2009) du centre d'études de l'emploi, sous la direction de Serge Volkoff.


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  • Les théories économiques d'un libéral convaincu

     

    Pur produit de l'élitisme républicain, Maurice Allais laisse un héritage majeur sur la théorie des marchés et l'utilisation optimale des ressources.

    Le grand Paul Samuelson (prix Nobel d'économie 1970) disait?: Maurice Allais est « une source inépuisable de découvertes originales et, si ses écrits avaient été publiés en anglais, la théorie économique contemporaine aurait sans doute suivi une autre voie »?!

    Maurice Allais est le seul et unique prix Nobel d'économie français à ce jour, même si, en 1983, Gérard Debreu né à Calais et ancien élève de la rue d'Ulm a aussi reçu ce prix prestigieux mais il avait pris la nationalité américaine en 1974. Déjà la fuite des cerveaux?!

    Le prix Nobel 1988 qui vient de mourir dans sa centième année est un pur produit de l'élitisme républicain français. Petit-fils d'ouvrier menuisier, fils de crémier, orphelin de père à 4 ans, Maurice Allais a fait toute sa scolarité dans le système public jusqu'à l'École polytechnique, d'où il sort major. Il poursuit ensuite sa carrière d'ingénieur d'État et après la Seconde Guerre mondiale il décide de se lancer dans l'économie, professeur à l'École des mines de Paris, et jamais, à son grand regret, à l'École polytechnique car il était considéré, disait-il, « comme trop libéral pour former les futurs cadres de l'État français?! »

    Ses recherches fondamentales portent sur la théorie des marchés et l'utilisation optimale des ressources et on peut les retrouver dans ses deux ouvrages fondamentaux?: « À la recherche d'une discipline économique » et « Économie et intérêt » qui vont inspirer des générations d'économistes comme Robert Solow (Nobel 1987) ou Edmund Phelps (Nobel 2006).

     

    Ses principaux apports en économie peuvent se regrouper autour de la théorie de l'équilibre général et l'allocation optimale des ressources, la théorie du capital et de la croissance, la théorie de la monnaie et les cycles, la théorie des choix... Mais on peut dire que l'apport majeur d'Allais a été de démontrer pour la première fois deux théorèmes d'équivalence bien connus de tous les économistes?: toute situation d'équilibre concurrentiel est une situation d'efficacité maximale et toute situation d'efficacité maximale est une situation d'équilibre concurrentiel.

    Il est aussi le père de ce que l'on a appelé le paradoxe d'Allais qui remet en cause les principes de Bernouilli sur l'espérance mathématique de gain en introduisant la psychologie dans la théorie des risques et en démontrant qu'au voisinage de la certitude tout preneur de risque préfère toujours la sécurité.

    Allais fut aussi un farouche partisan du libéralisme avec des formules célèbres comme « la promotion sociale ne peut avoir de sens que si elle est sélective ou encore l'égalité n'est ni souhaitable ni possible »... Pour lui, la justice ne peut venir que du marché, car disait-il « l'exercice du pouvoir par des hommes sur d'autres hommes engendre toujours la corruption, seul le marché est incorruptible »?!

    Il a aussi toute sa vie critiqué les décisions des hommes politiques en matière de fiscalité qui, selon lui, « pénalise toujours les plus capables ». Ses idées en la matière sont originales et particulièrement audacieuses puisqu'il préconise en particulier de supprimer l'impôt sur le revenu mais en contrepartie de généraliser l'impôt sur le capital?! Question d'actualité s'il en est dans le débat français...

    À travers l'ensemble de ses travaux, on constate que Maurice Allais a très souvent fait figure de pionnier. « Mon oeuvre, affirmait-il, a représenté un long effort souvent pénible pour me dégager des sentiers battus et des conceptions dominantes de mon temps. » On peut enfin dire que sur le plan de l'analyse, comme sur le plan de l'économie appliquée, il s'est toujours efforcé de repenser le rôle de la liberté économique et de l'économie de marché pour atteindre la plus grande efficacité et cela dans un dialogue permanent entre la théorie et l'expérience, entre le modèle et la réalité.

    Dominique Roux,

    professeur à l'université de Paris Dauphine, auteur de « Nobel en économie » chez Economica.

    Maurice Allais, 1911-2010
    Né à Paris le 31 mai 1911, Maurice Allais aurait eu 100 ans l'an prochain. Il laisse une oeuvre immense notamment sur la théorie des marchés efficients. Dans « la Crise mondiale d'aujourd'hui » (éd. Clément Juglar, 1999), il développe une violente critique de la mondialisation et de la finance moderne. Il a aussi écrit sur les erreurs de la construction européenne (« Combats pour l'Europe » ; « l'Europe en crise, que faire ? »). Son dernier ouvrage qui date de 2007 parle de lui-même : « La mondialisation, la destruction des emplois et de la croissance, l'évidence empirique ».


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  • Retraites : le ratio qu’on vous cache

     

    Sur la grande question du moment, il y a un chiffre qu’on vous cache, ou alors il faut aller le chercher dans les coins, ou mieux dans l’excellent livre de Pierre Concialdi « Retraites, en finir avec le catastrophisme » (juin 2010). Il est pourtant essentiel, même si un seul chiffre ne peut suffire à raisonner sur un problème complexe.

    Pratiquement tous les argumentaires du COR (Conseil d’Orientation des Retraites) mais aussi des économistes de gauche hostiles à la réforme se fondent sur l’évolution d’un chiffre qui est le « ratio de dépendance vieillesse », défini comme le rapport entre le nombre de personnes âgées et la population en emploi. C’est proche du ratio retraités/cotisants, usuel dans les caisses de retraites. Et lorsqu’on ne regarde que ce chiffre, il fait apparaître une hausse très forte entre 2010 et 2050 (selon des prévisions qui sont loin d’être parfaites) : il passerait de 0,54 à 0,81, soit une progression de 50 %. Dur, dur ! Chaque actif aurait « sur le dos » le financement de 0,81 retraités contre seulement 0,54 aujourd’hui.

    Avec un tel « poids », on comprend que beaucoup se réfugient dans les promesses de la croissance du gâteau comme seule issue : avec un « gâteau par actif » plus gros d’au moins 50 %, on s’en sortirait ! Et au-delà de 50 %, on s’en sortirait encore mieux, on connaît la chanson.

    Or comme d’habitude, les conclusions dépendent fortement des hypothèses et du cadre. Pour sortir de ce cadre, il faut élargir un peu le regard. Suivons pour cela Pierre Concialdi, en acceptant de rester dans une analyse économique traditionnelle, mais nettement enrichie. Ce qui suit est une citation.

    « Cependant, cela [l’augmentation de 50 % du ratio de dépendance vieillesse] ne signifie pas que la charge économique qui va peser sur les actifs va s’accélérer à ce rythme, loin de là. Car les retraités ne sont pas les seules personnes économiquement « dépendantes » des personnes en emploi. Les richesses produites par les actifs occupés sont aussi partagées avec les autres inactifs (jeunes ou moins jeunes) ainsi que les chômeurs. Le ratio de dépendance économique (personnes sans emploi/ personnes en emploi) permet de mesurer la charge globale qui pèsera sur les travailleurs de demain.

    Son évolution est bien moins forte – quatre fois moins précisément - que celle du ratio de dépendance vieillesse : + 13,5 % en 40 ans. Tout simplement parce que l’augmentation de la proportion de personnes âgées sera, en partie, compensée par la diminution de la proportion de jeunes. Et, contrairement à une idée reçue, le coût « d’entretien » des personnes âgées n’est pas plus élevé que celui des jeunes.

    On retrouve le même décalage dans tous les pays. D’après les statistiques de la Commission européenne, le taux de dépendance vieillesse devrait augmenter de 84 % dans l’Union européenne (UE) à 27 et de 69 % dans l’UE à 15 %. Pour le ratio de dépendance économique, ces variations sont respectivement de +20 % et + 17 %.

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    Source : Projections démographiques de l’INSEE.

    Autrement dit, pour accompagner les changements socio-démographiques qui se profilent pour les quatre décennies à venir et préserver le niveau de vie de tous, la croissance nécessaire est de moins de 14 % sur l’ensemble de ces 40 années, soit seulement 0,3 % par an. Avec les œillères des retraites, on a donc un miroir déformant et fortement grossissant de la « charge » qui pèsera demain sur les travailleurs. Tous les gains de productivité supérieurs à ce minimum de 0,3 % permettent d’envisager une croissance du niveau de vie ou bien, comme on le verra, de favoriser un autre modèle de développement, à rebours du consumérisme outrancier qui continue de ravager les ressources de la planète et, aussi, d’épuiser les salariés. »

    Merci à Pierre Concialdi, merci aux rares analystes qui mentionnent cet argument (présent dans le livre d’Attac sur les retraites et dans l’article de Nicolas Postel dans « Projets » de mai 2010…).

    Reste un point, pour plus tard. Le raisonnement précédent se fonde encore pour partie sur les concepts de croissance, gains de productivité et niveaux de vie quantitatifs ou « en volumes », dont j’ai dit et redit qu’ils apparaîtront vite comme dépassés par la « grande bifurcation » qualitative nécessaire vers une société soutenable sur tous les plans.

    Mais pour aujourd’hui, peu importe : chaque actif n’a pas à se préparer à « porter un sac à dos » plus lourd de 50 % pour les « non actifs », mais seulement de 13,5 %, et cela change fondamentalement la perspective. Le catastrophisme n’est vraiment pas de mise dans ces conditions.


    Jean Gadrey


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  • L’Europe au sein du FMI

    Daniel Gros

     


     

    BRUXELLES – Les dirigeants européens ne se lassent jamais de rappeler à leurs électeurs, comme une litanie, que les économies des principaux pays émergents bouleversent l’ordre économique mondial existant. Mais dès lors qu’il s’agit de reconnaître cette réalité au sein des institutions financières internationales, on entend un tout autre refrain. Ce constat s’applique tout particulièrement à la zone euro.

    La zone euro en tant que telle n’a aucune représentation au sein des institutions financières internationales. Dans le cas du Fonds monétaire international (FMI) par exemple, douze pays de la zone euro sont représentés au conseil d’administration par le biais de circonscriptions, ou de groupes de pays. Les deux plus importants pays de la zone euro, l’Allemagne et la France, ont leur propre représentation permanente au sein du conseil. Dix autres pays membres de la zone euro sont représentés au sein de quatre autres circonscriptions présidées par la Belgique, les Pays-Bas, l’Espagne et l’Italie. Ces quatre dernières circonscriptions regroupent toutefois plus de vingt autres pays, qui pour la plupart ne sont même pas membres de l’UE.

    Si l’on compte les circonscriptions scandinave et britannique, nous avons donc huit représentants de l’UE au sein du conseil d’administration du FMI. Étant donné que les statuts de l’institution prévoient qu’il y ait au maximum 20 administrateurs, cela signifie que 40 pour cent de tous les administrateurs du FMI sont des Européens, dont un tiers appartient à la zone euro.

    Le FMI est l’exemple type de la surreprésentation des Européens dans les forums mondiaux. Mais contrairement à ce qu’on pourrait imaginer, le nombre excessif de représentants européens diminue en fait l’influence de l’Europe, parce qu’ils ont en général tendance à défendre des intérêts nationaux qui ne convergent pas nécessairement entre eux. Le résultat net est que les intérêts communs européens ne sont pas représentés du tout.

    Comparons la désastreuse situation actuelle avec la seule solution qui fasse sens à long terme : la mise en commun des quotes-parts de tous les pays de la zone euro, qui serait alors représentée par une circonscription unique, avec un administrateur nommé par les ministres des Finances de l’Eurogroupe.

    La Banque centrale européenne pourrait éventuellement être impliquée dans ce processus, en nommant l’administrateur suppléant de la zone euro au FMI. Dans ce cas de figure, les autorités fiscales et monétaires européennes seraient obligées de coopérer pour décider de leur apport dans les décisions du FMI. Plusieurs pays (dont l’Allemagne) ont déjà adopté cette approche bicéphale.

    Le représentant de l’eurozone aurait une influence considérable, parce qu’il représenterait une proportion de quotes-parts plus importante que celle des Etats-Unis. En fait, la prédominance de facto du Trésor américain au sein du FMI serait révolue.

    Mais compte tenu du peu d’intérêt des membres de l’Union européenne à transférer de nouvelles compétences (et des postes internationaux lucratifs) au niveau européen, cette solution n’a que peu de chances de voir le jour. L’Allemagne, en particulier, pense n’avoir aucune raison de partager sa représentation au FMI avec d’autres membres, plus faibles au plan fiscal, de la zone euro. Et la France semble de son côté craindre la contagion : si elle acceptait un siège commun au FMI, d’autres pays pourraient se servir de ce précédent dans le cas du Conseil de sécurité des Nations unies, où la France risquerait alors de perdre son siège permanent en faveur d’un représentant commun de l’UE.

    Jusqu’à présent, le reste du monde ne pouvait que protester face au refus obstiné de l’Europe de reconnaître son déclin relatif. Puisque aucun pays européen n’était prêt à renoncer à son siège au conseil d’administration du FMI, la seule solution a été d’ajouter de plus en plus de sièges temporaires pour les économies émergentes, dynamiques et sous-représentées.

    Mais ce processus ne peut se poursuivre indéfiniment, parce qu’avec chaque augmentation en taille, le conseil d’administration du FMI devient moins efficace. C’est pour cette raison que les Etats-Unis ont décidé de jeter un chat au milieu des pigeons européens.

    Les Etats-Unis (les seuls à disposer d’un droit de veto) ont fait savoir qu’ils n’acceptaient plus l’augmentation du nombre d’administrateurs (au nombre de 24 aujourd’hui). Les Européens se sont donc trouvés face à un dilemne : s’ils n’acceptent pas de renoncer à certains sièges au conseil d’administration, certains pays émergents, comme l’Argentine, le Brésil et même l’Inde, pourraient perdre les leurs, une situation dont l’UE ne veut pas être tenue responsable. Les pigeons sont donc en train de se chamailler pour savoir qui sera sacrifié.

    On pouvait, jusqu’à peu, dire que la zone euro ne disposait pas d’un organisme fiscal en mesure de représenter les intérêts communs européens. Mais cela a changé avec la création d’un fonds de sauvetage européen, à savoir la Facilité européenne de stabilité financière (FESF).

    Financer le prochain plan de sauvetage pourrait se révéler pesant et coûteux, parce que les marchés financiers ne font guère confiance à des structures compliquées comme celles de la FESF. Il y a donc là une occasion en or pour l’Europe de faire de nécessité vertu en regroupant son accès au financement bien meilleur marché du FMI.

    Si par exemple l’Irlande (ou l’Espagne) avait besoin d’un soutien d’urgence, les autres pays de la zone euro pourraient simplement convenir de lui prêter leurs quotes-parts. Le pays en difficulté pourrait alors obtenir un prêt important du FMI, étant donné que les quotes-parts des pays de la zone euro s’élèvent au total à près de 60 milliards d’euro – et que les prêts du FMI peuvent aisément atteindre plusieurs fois ce montant.

    Des pays créditeurs comme l’Allemagne y gagneraient aussi parce qu’ils n’auraient pas besoin d’engager des sommes considérables en garantie auprès de la FESF tout en sauvegardant leurs intérêts au sein des structures existantes de la FESF. Tous les membres de la zone euro ont donc intérêt à se regrouper en un nombre plus réduit de circonscriptions, avec la FESF représentant leurs intérêts collectifs au sein du FMI.

    Daniel Gros est directeur du Center for European Policy Studies (CEPS), à Bruxelles.

    Copyright: Project Syndicate, 2010.
    www.project-syndicate.org
    Traduit de l’anglais par Julia Gallin

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