• M. Dostoïevski, à la barre !

     

    Pour beaucoup, les temps sont rudes. Pour les classes moyennes, les Irlandais, les Islandais, les retraités, les futurs retraités, les Grecs, les locataires, les jeunes, les vieux, les Espagnols, les cheminots, les usagers des transports en commun. Mais aussi pour les champions de l'arnaque financière. Comme on dit volontiers dans les cours de lycée, " ils prennent cher ".

    Et même très cher : 4,9 milliards d'euros de dommages et intérêts et cinq ans de prison, dont trois ferme, pour le plus grand rogue trader de l'histoire, Jérôme Kerviel. Il y a un peu plus d'un an, Bernard Madoff, l'auteur de la plus diabolique et de la plus gigantesque escroquerie jamais conçue par un être humain, avait pour sa part écopé de 150 ans de prison, ce qui n'est guère plus réaliste que 4,9 milliards à rembourser.

    Courrier international nous a donné cet été des nouvelles de la vie de " Bernie ", avec la traduction d'un long article de Steve Fishman, paru dans le New York Magazine. Après le gratin de la finance américaine et mondiale, ce sont maintenant les plus grands noms de la délinquance internationale que Madoff fréquente dans sa prison de Butner, en Caroline du Nord : l'agent double Jonathan Pollard, le mafioso Carmine Persico, le narcotrafiquant Shannon Hay, le cheikh aveugle Omar Ahamad-Rahman, impliqué dans l'attentat de 1993 contre le World Trade Center. Cela change, évidemment, de la compagnie des gestionnaires des plus grandes fortunes mondiales, d'un Patrice de Maistre, pour n'en citer qu'un au hasard.

    Visiblement, l'ego du bonhomme, démesuré, et son orgueil, qui ne l'est pas moins, n'ont pas trop souffert, entretenus par l'admiration que les autres prisonniers lui vouent en raison de l'énormité du " coup " qu'il a réalisé.

    Un codétenu a raconté au journaliste comment il regardait un jour avec Madoff une émission de télé consacrée à l'escroquerie du financier : " "Bernie, tu leur as pris des millions", je lui ai dit. "Non, des milliards", qu'il m'a répondu". " L'article est d'ailleurs illustré, dans la même veine, d'un dessin humoristique où l'on voit Madoff, en pyjama rayé, discutant avec un autre prisonnier qui, bravache, lui lance : " Moi j'ai braqué une banque, et toi ? " " Moi, toutes ! "

    " Bernie ", qui fait partie du " gang des perpètes " ne vit, selon les témoignages recueillis auprès des autres prisonniers, pas trop mal sa nouvelle existence, pas trop mal sa chute libre de l'échelle sociale et le déménagement de son immense loft dans Manhattan pour une cellule de sept mètres carré. S'étant vu refuser un poste de jardinier, il est affecté à l'entretien, avec seau, pelle et balai, de la cafétéria de la prison, rémunéré 14 cents l'heure. Tout juste de quoi s'offrir des macaronis au fromage (60 cents), son plat favori, et une canette de Coca light (45 cents la canette), sa boisson préférée. Mais laissons " Bernie " à ses souvenirs de grandeur et de gloire, de luxe et espérons-le de volupté, et à son présent d'homme de ménage, car la cafétéria de la prison de Butner va bientôt ouvrir.

    Revenons en France, et à notre Jérôme Kerviel national, héros de la blogosphère, cauchemar de la Société générale et désespoir du barreau de Paris.

    Comme tout a été dit, redit, et reredit depuis le verdict du tribunal correctionnel de Paris, on ne sait pas trop quoi ajouter. Sauf à avouer notre trouble : pas devant le verdict lui-même (sans doute n'avons-nous pas l'âme assez poujadiste), mais devant le mystère toujours entier de cette affaire.

    A savoir qu'on n'a toujours pas la moindre idée du pourquoi du comment. Qu'on ignore toujours ce qui a pu se passer dans la tête de Jérôme Kerviel pour qu'il se lance un jour dans cette aventure autodestructrice et dans ce pari perdu d'avance. Qu'on se demande encore où il a pu trouver l'énergie physique et mentale pour vivre, pendant des mois et des mois, comme si de rien n'était. Comment il a pu résister à la pression psychologique inouïe de savoir qu'à cause de l'ampleur de ses positions cachées sur les marchés, il pouvait à tout instant provoquer la faillite de sa banque et mettre au chômage 140 000 personnes. Il y a là quelque chose d'extraordinaire, d'admirable, allions nous dire, autant qu'a pu l'être sa créativité géniale pour déjouer les systèmes de contrôle.

    L'expert psychologue commis par le juge d'instruction a eu beau dire que l'ex-trader " présente une personnalité équilibrée ", on se dit quand même qu'il y a quelque chose de sacrément " allumé " chez le prétendu " lampiste ".

    Puisque pas plus les policiers de la brigade financière que les juges Renaud van Ruymbeke et Françoise Desset, le président du tribunal Dominique Pauthe, ses avocats, anciens chefs ou collègues ne sont parvenus à résoudre cette énigme psychologique, peut-être faut-il aller chercher dans la littérature quelques pistes.

    Par exemple dans Cendrillon (Stock, 2007), roman publié quelques mois avant que n'éclate l'affaire et dont l'un des héros, Laurent Dahl, présente des " similitudes troublantes ", selon son auteur Eric Reinardt, avec Jérôme Kerviel. Tous deux sont issus des classes moyennes provinciales, avec des rêves d'argent qui coule et de revanche sociale, tous deux sont diplômés d'écoles de second rang, tous deux sont d'abord relégués, dans la banque, au middle-office, " un travail mécanique, un travail avilissant, un travail de secrétaire " où ils sont tous les deux quotidiennement humiliés par les traders stars, sortis de l'X ou de Centrale. Tous les deux, enfin, deviennent par la suite traders, Jérôme Kerviel on sait où, Laurent Dahl à Londres dans un hedge fund, qui va faire faillite à la suite de prises de risques insensées et frauduleuses.

    On peut aussi lire ou relire Le Joueur, aller au casino de Roulettenbourg avec Dostoïevski.

    " Je suis sûr que c'était, pour moitié, de la gloriole : j'avais envie d'étonner les spectateurs par un risque dément, et - une impression étrange - je me souviens très bien que je fus soudain réellement envahi par une soif de risque démentielle. Peut-être, après être passée par tant se sensations, l'âme ne parvient-elle plus à se rassasier, elle ne fait que s'exciter toujours plus fort, elle a besoin de sensations nouvelles, plus fortes, toujours plus fortes, jusqu'à l'épuisement final. Et, je ne mens pas, si les règles du jeu avaient permis de miser cinquante mille florins d'un coup, je les aurais certainement misés. On criait autour de moi que j'étais fou. "

    Ça ne vous rappelle rien ?

    Pierre-Antoine Delhommais


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  • La mort annoncée de l’État Providence

    Guy Sorman


     

    PARIS – Il est en général plus facile de repérer  la naissance de quelque  événement historique que d’en  deviner l’échéance . Et pourtant : né en 1945 dans la Grande-Bretagne d’après guerre, il semble bien que  l’État Providence ait rendu l’âme cette semaine lorsque le ministre des Finances britannique, George Osborne, a récusé le concept d’ « allocations universelles », ou l’idée selon laquelle tout le monde, et pas seulement les pauvres, devrait bénéficier d’une protection sociale.

    L’État Providence fut décrit par son concepteur, Lord Beveridge, comme un système destiné à protéger tous les citoyens « du berceau à la tombe ». Ce système s’est étendu à tous les pays d’Europe occidentale, avec des variantes dans son application , épousant les coutumes et les politiques locales. Dans les années 1960, toute l’Europe occidentale était  devenue social-démocrate, une combinaison de marchés libres et de protection sociale généralisée.

    Ce modèle européen réussit au-delà des rêves les plus fous, et fit pendant des décennies l’envie du monde entier, bien plus que le capitalisme sauvage américain ou le socialisme d’État soviétique ne le purent jamais. La social-démocratie semblait offrir le meilleur de deux mondes, l’efficacité économique et la justice sociale.

    Il est vrai que des doutes tenaces persistaient à propos de l’État Providence européen,  en particulier à partir des années 1980, quand la mondialisation frappa aux portes de l’Europe. Freinés par le coût financier qu’implique un État Providence – et peut-être aussi par les éléments de dissuasion  , financiers et psychologiques, inhérents à la social démocratie – les économies européennes commencèrent à ralentir : elles sont depuis , même en dehors des crises,  caractérisées par une stagnation du revenu par tête et un taux de chômage élevé.

    Mais les partisans européens du libre marché ne parvinrent jamais à  vraiment remettre en question l’idée de l’État Providence. Même Margaret Thatcher ne toucha pas au National Health System (le service de santé publique britannique). Au mieux, l’État Providence cessa de s’étendre, comme en Suède ou au Danemark.

    L’ Etat Providence , en réalité , résista à ses ennemis et aux difficultés d’une économie stagnante en ralliant la classe moyenne à sa cause :  le génie politique de ceux  qui mirent en place l’État Providence consista à prévoir qu’il profiterait plus encore à la classe moyenne qu’aux pauvres.

    Prenons pas exemple l’assurance santé. Maintes études ont montré qu’en France, la classe moyenne dépense plus par personne pour sa santé que les 20 pour cent des Français les plus pauvres. En conséquence, le système national de sécurité sociale apporte un bénéfice net pour le salarié moyen.

    Même dans  le plus modeste État Providence américain,  les principales allocations proviennent du Earned Income Tax Credit (crédit d’impôt sur le revenu),  distribuées  davantage à la classe moyenne qu’aux pauvres. Chaque année, 24 millions de familles de la classe moyenne américaine reçoivent un remboursement de l’Internal Revenue Service (Service des impôts). Les citoyens vivant sous le seuil de pauvreté, eux,  ne reçoivent pas d’espèces, mais des avantages en nature. L’État Providence américain signifie donc de l’argent pour la classe moyenne et des programmes sociaux pour les pauvres. Ces pratiques discriminatoires se retrouvent, à des degrés divers , un partout en Europe occidentale.

    L’offensive d’Osborne contre l’État Providence britannique a commencé par les allocations familiales universelles, accordées à tous les ménages ayant un enfant , quels que soient leurs revenus. Des allocations familiales  de ce type  avaient  été adoptées dans pratiquement tous les pays d’Europe occidentale pour encourager la natalité après les ravages de la Seconde guerre mondiale.

    Au Royaume Uni, 42 pour cent des allocations familiales sont distribuées à des familles très aisées et de la classe moyenne. La proportion est la même en France. Osborne a proposé que soient supprimées les allocations à l’attention de la tranche de revenus la plus élevée – la première salve  d’une réforme qui pourrait aboutir à la transformation complète du système de protection sociale en réduisant les aides accordées à la classe moyenne et aux riches.

    Les économies (1,6 milliards de livres sterling) que devrait permettre la proposition d’Osborne ne représentent qu’une fraction du budget annuel de l’assurance sociale britannique qui s’élève à 310 milliards de livres. Mais en ciblant ces allocations, le gouvernement du Premier ministre David Cameron espère faire mieux comprendre l’injustice de l’État Providence actuel à la population britannique.

    Chaque gouvernement européen devra en faire autant : cibler le point faible du système de protection sociale, ce qui serait une sorte de pédagogie pour le grand nombre . Le gouvernement français a, dans  cet esprit, entrepris de réformer les pensions de retraite extravagantes du secteur public, ainsi que l’âge légal du départ en retraite, qui doit passer de 65 à 62 ans.

    Chacun  devrait  comprendre pourquoi des allocations familiales pour les plus fortunés ou la retraite à 65 ans sont injustifiables. Et pourtant la résistance populaire à la suppression ou réduction d’aides censément injustes est plus forte qu’on aurait pu s’y attendre. La classe moyenne a intuitivement compris qu’il s’agissait de la fin d’une époque.

    Le gouvernement Cameron – et tout autre qui suit le même chemin – devra-t-il battre en retraite devant la colère de la classe moyenne ? Dans une certaine mesure, les gouvernements n’ont pas d’autre choix que de réduire les prestations accordées à la classe moyenne. La crise financière de 2008, aggravée par des dépenses publiques keynésiennes inutiles, a amené les États européens au bord de la faillite. Seuls les Etats-Unis peuvent indéfiniment faire fonctionner la planche à billet et creuser leur dette.

    Les nations européennes n’ont donc pas d’autre choix que de réduire les dépenses et s’attaquer aux prestations sociales qui représentent, en moyenne, la moitié des dépenses publiques en Europe : c’est la manière la plus immédiate d’obtenir un allégement   sensible  de la dette publique .

    L’État Providence ne disparaîtra pas de sitôt en Europe, mais il devra être ramené à des proportions plus modestes – et s’adresser à ceux qui en ont réellement besoin. Si l’on prend le chômage comme critère ultime, on constate que l’État Providence européen a fourni un filet de sécurité à la classe moyenne, mais aussi qu’il a piégé 10 pour cent de la population la plus vulnérable dans une dépendance permanente aux prestations sociales. Soixante-cinq ans après que Lord Beveridge ait compté sur l’État pour nous tenir la main du berceau à la tombe, Cameron et Osborne nous demandent de tenir debout, plus ou moins par nos propres moyens, sur nos deux jambes.

    Guy Sorman, un essayiste et économiste français, est l’auteur de Wonderful World , Chronique de la mondialisation.


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  • Une pensée juste au trébuchet de l'Histoire

     

    Je n'ai pas eu la même formation philosophique que lui et pas davantage les mêmes racines trotskistes. Je n'ai pas eu sa passion des textes et de leurs réinterprétations. Certains de ses amis m'ont même traité en adversaire. Mais qu'importent ces différences, nous avons été toujours conscients de n'avoir jamais fait des choix importants opposés. Ce qui a créé entre nous une amitié forte est d'avoir subi les mêmes attaques et aussi d'avoir réagi avec les mêmes émotions et les mêmes jugements à ce qui s'est passé à Budapest et à Poznan en 1956, à Paris et à Prague en 1968, en Pologne en 1980-1981 et après le coup de force de Jaruzelski.

    Claude Lefort, Edgar Morin, Cornelius Castoriadis, Jean Baudrillard comme moi-même avons eu conscience de résister à une dégradation et même à une falsification de ce qui avait été le mouvement ouvrier. Ce n'est ni un collègue ni un copain dont je ressens la disparition, c'est celle d'un ami dont l'Histoire ne m'a jamais séparé et dont je réclame qu'il soit reconnu par tous comme un des esprits les plus hauts et les plus forts sans la présence active desquels notre siècle shakespearien aurait répandu et même fait approuvé plus d'horreurs encore.

    Ce siècle restera celui des totalitarismes qu'il appela aussi celui des bureaucraties, de leurs orgueils et de leurs mensonges, et malheureusement aussi celui des militants, des intellectuels, des politiques " progressistes " qui se sont jetés dans le camp des puissants, moins pour y être salués avec un faux respect ou recevoir des petits avantages, que pour avoir l'illusion d'avoir rejoint la marche de l'Histoire.

    Très longtemps après la fin des révolutions et après le déclin d'un mouvement ouvrier mis au service de nouveaux maîtres, des intellectuels d'une autre génération ont prolongé la mystification en cherchant à nous convaincre qu'aucune action n'était possible dans un monde de plus en plus dominé par le profit et le pouvoir.

    Nécessité de la démocratie

    Claude Lefort n'a pas attaqué les staliniens et leurs prisonniers par de grandes charges de cavalerie, mais en se plaçant au plus près d'eux, creusant ses mines dans des groupes et des revues comme Socialisme ou barbarie ou Esprit. Ce qui a convaincu beaucoup de ceux qui ne voulaient pas être des traîtres.

    Le choix intellectuel le plus important pendant tout ce siècle a opposé ceux qui ne croyaient qu'au pouvoir des systèmes à ceux qui croyaient plus fortement encore à la possibilité d'agir, aussi bien contre les totalitarismes que contre les défenseurs du désordre établi et contre le parti de l'argent.

    A ceux qui répétaient que l'âge des tragédies était fini, que l'intérêt avait gagné la guerre contre les convictions et les solidarités, il maintint toujours que les acteurs étaient vivants mais qu'ils avaient besoin des armes de la politique pour combattre toutes les formes de domination totale. C'est par la pensée en premier lieu qu'il a défendu la possibilité d'agir et la nécessité de la démocratie. Il est de ceux qui, après Hannah Arendt et plus encore que Raymond Aron et François Furet, ont brisé la pensée totalitaire en démontrant que l'action politique restait possible, devait être autonome et ne pouvait jamais être réduite à une idéologie au service d'intérêts.

    La pensée de Claude Lefort fut avec la même force critique et affirmative. Critique quand il refusa de définir la démocratie comme le pouvoir souverain du peuple et la plaça là où le pouvoir n'appartient à personne. Au centre de sa pensée affirmative est cette redécouverte du politique qui a transféré plus que toute autre idée nouvelle le champ des sciences sociales. Nous nous sommes unis dans la défense conjointe des acteurs et des mouvements sociaux et de leur nécessaire capacité d'action politique.

    La France avait refusé le concept de totalitarisme parce qu'il condamne le Parti communiste, et elle lui avait préféré l'idée d'antifascisme ; notion confuse mais qui faisait repasser le Parti communiste du bon côté de l'Histoire. C'est Claude Lefort qui, directement, comme à travers sa lecture de Soljenitsyne, et à travers l'oeuvre de Machiavel, a donné de nouveaux fondements à l'idée de démocratie, qui s'était vidée de presque tout son contenu. Quand le libéralisme répandit sur le monde son manteau couvert de faux diamants, Claude Lefort ne fut pas tenté un seul instant de suivre les gogos qui partaient en pèlerinage dans les temples de Mammon. Personne n'a pensé plus plaire et marcher plus droit. Claude Lefort restera pour beaucoup et pour moi-même la figure du Juste.

    Alain Touraine

    Sociologue. Auteur de " Après la crise ", Seuil, 194 p., 18 euros


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  • De la démocratie aux droits de l'homme, en passant par le totalitarisme

    Claude Lefort : ni socialisme ni barbarie Mort le 3 octobre, l'auteur de " L'Invention démocratique " (1981) reste d'une brûlante actualité pour penser la crise de la démocratie ou élaborer une véritable politique des droits de l'homme. Points de vue croisés

    Dans la philosophie française, Claude Lefort occupait une position singulière, que l'on ne peut pas comprendre si l'on méconnaît l'originalité de son itinéraire politique. Il fut un des rares philosophes français à faire de la politique le thème central de son oeuvre philosophique, sans pour autant accepter la vision agonistique de la philosophie qui triompha dans les années 1970. Il fut aussi, et surtout, un des très rares intellectuels français fidèles à la " gauche " à n'avoir jamais eu de sympathie pour la vulgate " progressiste " qui domina en France à partir de l'après-guerre.

    Claude Lefort fut, avec Cornelius Castoriadis, un des fondateurs du groupe Socialisme ou barbarie, né d'une scission dans le mouvement trotskiste français ; or si ce groupe s'est voulu révolutionnaire, il n'est jamais tombé dans l'illusion chère aux gauchismes des années 1970, selon laquelle le Parti communiste serait devenu un parti " réformiste ", qu'il aurait fallu rappeler à ses devoirs en le poussant à accomplir malgré lui une révolution qu'il aurait abandonnée.

    Castoriadis et ses amis ont rompu avec l'orthodoxie trotskiste parce qu'ils voyaient dans l'Union soviétique un régime social et politique nouveau, qui n'avait plus rien d'un " Etat ouvrier ", et qui n'était défendu par les partis communistes que parce que ceux-ci aspiraient eux-mêmes à instaurer des régimes de même nature. Castoriadis avait immédiatement compris que la reconnaissance du caractère totalitaire de l'Union soviétique entraînait nécessairement l'abandon de la totalité du marxisme, mais il a dirigé sa pensée vers une redéfinition du projet révolutionnaire que Lefort lui-même a fini par abandonner pour devenir le philosophe de la démocratie, dont il s'est efforcé de penser la nouveauté radicale, sans reculer devant la question de sa relation avec les expériences totalitaires du XXe siècle.

    De ce point de vue, si l'on veut se faire une idée de la politique de Lefort, il faut lire en priorité, outre L'Invention démocratique (Fayard, 1981), l'imposant recueil Le Temps présent, qui rassemble ses écrits politiques publiés de 1945 à 2005 (Belin, 2007). On pourra y admirer la sûreté du coup d'oeil qui l'a conduit à éviter la plupart des erreurs dans lesquelles tombaient ses contemporains les plus prestigieux.

    Critique acerbe du Sartre " progressiste " qui publia en 1952 dans Les Temps modernes " Les communistes et la paix ", il fut un des meilleurs analystes de l'insurrection hongroise de 1956 qui fut, en fait, la seule expérience révolutionnaire qu'il ait vraiment soutenue ; militant pour l'indépendance algérienne, il n'a jamais eu d'illusion sur le FLN et il a très vite compris le rôle qu'allait jouer de Gaulle dans la fin de la guerre d'Algérie et dans la modernisation de la société française ; il a soutenu Mai 68 sans s'illusionner sur les vertus des microbureaucraties gauchistes, il a été un des premiers à comprendre la portée du combat des dissidents soviétiques et de l'oeuvre de Soljenitsyne et, à la veille de l'arrivée de François Mitterrand au pouvoir, il analysait très bien la permanence, dans l'union de la gauche, des illusions du progressisme procommuniste.

    L'oeuvre philosophique de Claude Lefort est centrée sur l'opposition démocratie/totalitarisme, qu'il a renouvelée grâce à une vision originale de la démocratie, née d'une rencontre inattendue entre l'héritage de la phénoménologie et la pensée de Machiavel.

    De Merleau-Ponty (et, sans doute, d'Heidegger), Lefort a appris à se défier à la fois de la métaphysique rationaliste moderne et de l'illusion d'une saisie immédiate du sens des choses humaines.

    De Machiavel, il a gardé l'idée que toutes les sociétés s'organisent autour d'une polarité entre les " grands " et le " peuple ", qui n'a pas en lui-même le pouvoir de surmonter cette division mais qui n'en est pas moins à la source de la liberté, parce qu'il se définit, négativement, par le désir de n'être pas opprimé.

    De là la thèse centrale de Lefort : si la " division originaire " du social est en elle-même insurmontable, la démocratie moderne n'en représente pas moins une expérience radicalement nouvelle, dans la mesure même où elle accueille cette division, et où elle produit du droit dans un contexte marqué par la " dissolution des repères de la certitude ".

    Enfin, sur les ruines de la première figure moderne de l'Etat et de la souveraineté royale, la démocratie crée un monde pluriel marqué par l'expérience d'une indétermination fondamentale ; elle fait ainsi du pouvoir un " lieu vide " qu'aucune force ne peut définitivement s'approprier.

    Dans ce contexte, le totalitarisme, qui se présente volontiers comme l'accomplissement de la démocratie, apparaît en fait comme sa négation radicale, puisqu'il prétend créer enfin un peuple " Un ", sous l'égide d'un pouvoir qui est censé représenter directement la société, et c'est ce qui explique l'intransigeance de Claude Lefort devant tout ce qui, dans les traditions révolutionnaires, allait dans le sens des fantasmes de l'unité ou de la transparence.

    C'est aussi cela qui l'a conduit, dans un article célèbre, à réhabiliter la problématique des droits de l'homme, dont il fut le premier à donner une version que l'on peut dire à la fois " libérale " et " radicale ". Contre Marx, Lefort défend la liberté et l'égalité " formelles ", en montrant que, loin de renvoyer à des individus égoïstes et " atomisés " par la propriété et par les mécanismes du marché, ces droits ont d'emblée une dimension politique, comme le montre l'importance de la liberté de pensée et de la liberté de la presse.

    Il note aussi que ce que dénoncent toutes les critiques, réactionnaires ou révolutionnaires, des droits de l'homme - de parler d'un homme " abstrait " - est en fait à l'origine même de la dynamique démocratique, qui, à l'opposé du totalitarisme, ne cède pas à l'illusion d'une unité parfaite et définitive.

    Claude Lefort pouvait ainsi, tout en défendant les dissidents soviétiques, être ouvert à toutes les revendications à venir. On comprend pourquoi ce penseur subtil et profond peut séduire une partie de la gauche radicale tout en conservant l'estime des libéraux et même des conservateurs éclairés.

    Philippe Raynaud

    Professeur à l'université Panthéon-Assas, membre de l'Institut universitaire de France Auteur de " Trois révolutions

    de la liberté. Angleterre, Amérique, France ", PUF, 2009


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  • Olivier Donard (CNRS) : " Une bombe chimique à retardement "

    Directeur de l'Institut des sciences analytiques et de physico-chimie pour l'environnement et les matériaux (CNRS-université de Pau), Olivier Donard explique la dangerosité, à court et à long terme, des boues toxiques qui se sont répandues dans la région hongroise d'Ajka.


    Qu'appelle-t-on boues rouges ?
    Ce sont les résidus d'extraction, à partir de la bauxite, de l'alumine avec laquelle est produit l'aluminium. Les boues rouges sont donc des déchets miniers, de consistance solide, dont la couleur vient des oxydes de fer contenus par la bauxite. On produit en moyenne une tonne d'aluminium à partir de 4 à 5 tonnes de bauxite, ce qui s'accompagne de la production de 3 tonnes de boues rouges.

    Pourquoi sont-elles toxiques ?
    Il y a deux niveaux de risque. Le premier est immédiat : ces boues contiennent de la soude - entre 3 et 12 kg par tonne d'aluminium produite, selon une étude de l'Ecole polytechnique de Montréal - et d'autres produits caustiques, comme de l'oxyde de calcium, ou chaux vive, résultant des procédés de traitement. Elles sont donc très corrosives. Une fois diluées par les précipitations, ou dans les cours d'eau, elles créent un milieu très alcalin. En clair, un contact avec cette solution provoque des brûlures et des lésions de la peau.

    A plus long terme, le problème vient des éléments métalliques présents dans ces résidus.

    Lesquels, et avec quels risques ?
    Il faudrait connaître la composition chimique précise des boues qui se sont déversées en Hongrie. Elle dépend du minerai de départ. Généralement, on y trouve beaucoup d'oxydes de fer, de l'oxyde d'aluminium ou alumine, de la silice, du titane, du plomb, du chrome, peut-être du mercure...

    Mais la présence d'un métal en elle-même ne signifie rien. Ce qui compte, c'est sa forme chimique et sa disponibilité. Par exemple, l'oxyde d'aluminium n'est pas toxique à l'état solide mais, en solution, il devient très réactif et peut traverser les membranes biologiques. De même, une certaine forme de chrome, le chrome VI, est extrêmement cancérigène. Pour le plomb et le mercure, tout dépend de leur concentration et de leur forme.

    Ce qui est sûr, c'est que nous avons là des métaux potentiellement toxiques en large excès. Pour la faune et la flore, ce sont des poisons.

    La contamination de l'environnement va-t-elle persister ?
    La catastrophe qui frappe la Hongrie est une bombe chimique à retardement. Toute la zone inondée sera fortement impactée et difficilement récupérable avant plusieurs dizaines d'années. L'exemple de Minamata - ville japonaise dont la population a été intoxiquée par une pollution au mercure - montre que, pour ce type de contamination, c'est l'échelle de temps. Les boues vont sécher et il y aura alors un risque associé aux poussières relarguées dans l'air. C'est un endroit où je n'irais pas me promener sans masque... Puis, aux prochaines pluies, les métaux seront remobilisés dans les sols et les cours d'eau. Les terrains ne seront pas cultivables, ou alors les fruits ou les légumes seront chargés en métaux qui les rendront impropres à la consommation. Nous manquons d'informations, mais je crains que toute la zone touchée ne soit sinistrée.

    Que faire à présent ?
    La Hongrie a des équipes scientifiques excellentes, capables de réagir. Mais il est urgent d'apprendre collectivement sur la gestion d'un tel problème. Cela mériterait une mobilisation des chercheurs au niveau européen.

    Propos recueillis par Pierre Le Hir


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