• La crise de l’épargne au Japon

    Martin Feldstein

     


     

    CAMBRIDGE – Le Japon va tout droit vers une crise de l’épargne. L’éventuel conflit entre les déficits budgétaires croissants et le taux d’épargne des foyers en baisse pourrait avoir des répercussions négatives à la fois sur le Japon et le reste du monde.

    Pour remettre les choses en contexte, le Japon a longtemps été célèbre pour avoir le taux d’épargne le plus élevé de tous les pays industrialisés. Au début des années 1980, les ménages japonais épargnaient près de 15 % de leur revenu après impôt. C’était l’époque de la hausse rapide des salaires, le temps où les ménages pouvaient consommer plus très vite tout mettant de belles sommes de côté. Quand bien même le taux d’épargne a diminué progressivement durant les années 1980, il était toujours de 10 % en 1990.

    Le xxe siècle s’est terminé sur une décennie de croissance lente durant laquelle les ménages japonais ont alloué une plus grosse portion de leur revenu au maintien de leur niveau de consommation. Le net recul du prix des actions et de l’immobilier ne les affectait pas trop car ils disposaient d’un tel montant d’épargne liquide sur leurs compte-épargne postaux et bancaires qu’ils ne ressentaient pas le besoin d’épargner plus en vue de reconstruire leurs actifs.

    Le taux d’épargne des foyers japonais a continué de baisser pour diverses raisons. La structure démographique du pays évolue, avec un nombre de retraités à la hausse supérieur au nombre d’actifs dans leurs premières années d’épargne. D’après les sondages, à la différence de ses prédécesseurs, la jeune génération est plus préoccupée de la consommation immédiate que du futur. Et la notion traditionnelle d’épargne en vue de léguer s’estompe peu à peu.

    Ainsi, le taux d’épargne des foyers a continué de chuter pour passer en dessous des 5 % à la fin des années 1990. En 2009, il était à peine supérieur à 2 %. Au même moment, le déficit budgétaire était de plus de 7 % du PIB.

    En général, la combinaison faible épargne des ménages et forte désépargne gouvernementale contraint un pays à emprunter au reste du monde. Or, le Japon maintient un compte-courant excédentaire et continue d’envoyer plus de 3 % de son PIB à l’étranger, fournissant ainsi plus de 175 milliards de dollars en 2010 comme fonds d’emprunt aux autres pays. Ce paradoxe manifeste s’explique par un mélange épargne des sociétés élevée et niveau d’investissement fixe résidentiel et non résidentiel peu élevé. En bref, au Japon l’épargne nationale est toujours supérieure à l’investissement domestique, ce qui lui permet d’être exportateur net de capitaux.

    L’excédent d’épargne nationale sur l’investissement permet non seulement au Japon d’être un exportateur de capitaux, mais contribue aussi – avec la déflation moyenne que le Japon continue de traverser – à un taux d’intérêt à long terme très bas. En effet, malgré les dettes et déficit gouvernementaux considérables – se montant désormais à près de 200 % du PIB – le taux d’intérêt sur dix ans des titres obligataires est de 1 % seulement, le taux de ce type le plus bas au monde.

    Que dire de l’avenir ? La situation actuelle pourrait se maintenir quelque temps, mais le risque que le taux d’intérêt augmente et que l’épargne nette des sociétés diminue plane, ce qui finirait par priver le Japon de son excédent au compte-courant.

    Le taux d’intérêt pourrait enregistrer une hausse si le Japon venait à passer d’une déflation faible à une inflation faible. Les prix baissent d’environ 1 % par an. Avec un revirement de deux points de pourcentage – correspondant aux voux du gouvernement et de la Banque centrale – à un taux d’inflation positif d’1 %, le taux d’intérêt augmenterait aussi d’environ deux points de pourcentage. Combiné au ratio PIB-dette de 200 %, le taux d’intérêt à la hausse ferait finalement passer la note du gouvernement à environ 4 % du PIB. Ce qui gonflerait le déficit budgétaire de 7 à 11 % du PIB.

    C’est alors que de plus grands déficits provoqueraient une hausse du ratio dette-PIB déjà élevé, impliquant un coût du service de la dette plus fort et donc des déficits encore plus abyssaux. Cette spirale infernale entrainera vraisemblablement une augmentation des taux d’intérêt qui finiront par accélérer le rythme de cette spirale.

    Ces immenses déficits pourraient aussi finir par supprimer toute épargne excédentaire qui soutient aujourd’hui l’excédent du compte-courant. Et si les sociétés venaient à augmenter leur taux d’investissement dans les locaux et l’équipement ou si l’épargne des sociétés chutait en raison de salaires et de dividendes plus élevés, il en irait de même pour le compte-courant. L’épargne excédentaire pourrait aussi reculer si l’activité dans le bâtiment reprennait.

    Le Japon a pu survivre à des déficits budgétaires élevés, des taux d’intérêts bas et ses exportations nettes de capitaux grâce à son taux d’épargne des foyers élevé qui a maintenu l’épargne nationale dans le positif. Mais, étant donné le taux d’épargne actuel des foyers, il se pourrait que le cycle des déficits à la hausse précipite l’épargne nationale dans le rouge. Passer d’une déflation à une faible inflation aurait pour effet d’accélérer ce processus.

    Par conséquent, le Japon augmentera son taux d’intérêt réel, le marché boursier s’en trouvera affaibli, l’investissement des sociétés aussi et la croissance économique ralentie.

    Si l’excédent net de l’épargne japonaise disparaît, le flux de capitaux de 175 milliards de dollars ne sera plus disponible à l’emprunt pour les autres pays tandis que le Japon deviendra peut-être un fardeau pour l’épargne mondiale.

    Professeur d’économie à Harvard, Martin Feldstein a présidé le comité des conseillers économiques du président Ronald Reagan ainsi que le Bureau national de la recherche en économie.

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  • Le test de pertinence de la Réserve Fédérale américaine

    Joseph E. Stiglitz

     


     

    NEW YORK – Avec les taux d’intérêt proches de zéro, la Réserve Fédérale américaine ainsi que d’autres banques centrales se démènent pour préserver leur pertinence. La dernière arme à leur disposition est la détente quantitative (Quantitative Easing) et elle pourrait s’avérer aussi inefficace pour raviver l’économie américaine que tout ce qui a été tenté par la Fed ces dernières années. Mais pire encore, cette détente quantitative coûtera une fortune aux contribuables tout en affaiblissant l’efficacité de la Fed pour quelques années.

    John Maynard Keynes contestait l’efficacité de la politique monétaire durant la grande dépression. Les banques centrales réussissent mieux à contenir l’exubérance irrationnelle des marchés lors d’une bulle – en limitant la disponibilité du crédit ou en augmentant les taux d’intérêt pour ralentir l’économie – qu’à relancer les investissements en période de récession. C’est pour cela qu’une bonne politique monétaire doit empêcher la survenue des bulles.

    Mais la Fed, dominée par des fondamentalistes du marché et les intérêts de Wall Street depuis plus de vingt ans, n’a pas réussi à imposer des contraintes, et s’est comportée légèrement. Etant donc pour une grande part responsable du désordre actuel, elle essaye aujourd’hui de redorer son image.

    En 2001, l’abaissement des taux d’intérêts avait semblé fonctionner, mais pas de la manière attendue. Plutôt que de relancer les investissements dans l’industrie et l’équipement, la faiblesse des taux d’intérêt a entrainé une bulle spéculative de l’immobilier. Cela a permis une orgie de la consommation, entrainant une dette sans actif correspondant, et a encouragé un excès d’investissement dans l’immobilier, résultant en un excès de capacité dont l’élimination prendra des années.

    Au mieux, la politique monétaire de ces dernières années a permis d’éviter ce que l’effondrement de Lehman Brothers aurait pu entrainer de pire. Mais personne ne pourrait prétendre que l’abaissement des taux d’intérêt à court terme ait réellement relancé l’investissement. Les prêts aux entreprises, particulièrement aux petits entreprises, à la fois aux Etats-Unis et en Europe, restent en effet nettement sous les niveaux d’avant la crise. La Fed et la Banque Centrale Européenne n’ont rien fait à ce sujet.

    Ces deux institutions semblent encore particulièrement attachées aux modèles standard de politique monétaire, où la seule chose que les banques centrales doivent faire pour relancer l’économie est de baisser les taux d’intérêt. Les modèles standard n’ont pas su prédire la crise, mais les mauvaises idées ont la peau dure. Donc, alors que la baisse des taux à court terme des bons du Trésor à presque zéro n’a pas fonctionné, on espère que la baisse des taux d’intérêt à long terme va effectivement relancer l’économie. Les chances de succès sont quasi nulles.

    Les grandes entreprises croulent sous les liquidités ce qui veut dire qu’un très légère baisse des taux d’intérêt n’aura qu’une incidence minime sur elles. Et la baisse des taux de ce que paye le gouvernement ne s’est pas traduite en une baisse correspondante des taux pour les nombreuses petites entreprises qui se débattent pour trouver des financements.

    Un élément plus pertinent est l’offre de prêts. Compte tenu de la fragilité de nombreuses banques américaines, il est probable que le crédit restera limité. En outre, la plupart des prêts aux petites entreprises sont octroyés sur une base collatérale, dont la forme est le plus souvent liée à l’immobilier, lequel s’est effondré.

    Les efforts de l’administration Obama pour gérer le marché de l’immobilier se sont avérés être un échec catastrophique ; ils se sont limités à éviter que la situation n’empire. D’ailleurs, même les optimistes ne croient pas à une hausse significative des prix de l’immobilier dans un avenir proche. En résumé, la détente quantitative – baisse des taux d’intérêt à long terme par l’achat d’obligations à long terme et d’hypothèques – ne parviendra pas vraiment à stimuler directement l’activité.

    Cela pourrait aider cependant de deux manières. La première dans le cadre de la stratégie américaine de dévaluation concurrentielle. Officiellement, l’Amérique parle toujours des vertus d’un dollar fort, mais la baisse des taux d’intérêt affaiblit le taux de change. Que l’on considère cela comme de la manipulation de monnaie ou comme un effet secondaire accidentel de la faiblesse des taux d’intérêt n’a pas d’importance. Le fait est qu’un dollar plus faible en conséquence de taux d’intérêt plus bas donne aux Etats-Unis un avantage concurrentiel dans les échanges commerciaux.

    Par ailleurs, dans la mesure où les investisseurs recherchent en dehors des Etats-Unis des rendements plus intéressants, l’abandon du dollar a fait monter les taux de change dans les marchés émergeants partout dans le monde. Les marchés émergeants en ont conscience, et s’agacent – le Brésil a violement exprimé ses inquiétudes – non seulement sur la hausse de la valeur de leurs devises, mais sur le fait que l’afflux d’argent risque de générer des bulles spéculatives ou de déclencher une inflation.

    La réponse logique des banques centrales des pays émergeants par rapport aux bulles ou à l’inflation serait d’augmenter les taux d’intérêt – ce qui augmenterait d’autant plus la valeur de leur monnaie. La politique américaine entraine donc une double malédiction sur la dévaluation concurrentielle – l’affaiblissement du dollar et le fait d’obliger les concurrents à renforcer leur monnaie (bien que certains prennent des contremesures, en élevant des barrières temporaires contre les flux à court terme et en intervenant plus directement sur le marché des changes).

    Un second effet possible de la détente quantitative pourrait être de faire baisser le taux des prêts hypothécaires, ce qui permettrait de soutenir les prix de l’immobilier. Donc, la détente quantitative pourrait avoir quelques effets de bilan, même si probablement très faibles.

    Mais des coûts potentiels significatifs viendraient alors contrebalancer ces petits bénéfices. La Fed a racheté plus d’un trillion de dollars d’hypothèques, dont la valeur chutera lorsque l’économie sera relancée – et c’est précisément pourquoi personne dans le secteur privé n’a voulu les racheter.

    Le gouvernement peut prétendre qu’il n’a pas subi de perte capitale, parce que contrairement aux banques, il n’a pas l’obligation à des comptes d’évaluation au cours du marché. Mais personne n’est dupe - même si la Fed garde les obligations jusqu’à maturité. Pour faire en sorte de ne pas reconnaître les pertes, la Fed pourrait se convaincre de ne recourir qu’à des outils de politique monétaire non testés, incertains et coûteux – comme de payer des taux d’intérêt élevés sur les réserves pour persuader les banques de ne pas prêter.

    C’est une bonne chose que la Fed tente de faire amende honorable pour ses lamentables performances d’avant crise. Malheureusement, rien n’indique qu’elle ait modifié son raisonnement et ses modèles, lesquels ne lui ont pas permis de maintenir l’économie sur le bon cap auparavant – et ne feront certainement pas mieux à l’avenir. Les erreurs passées de la Fed ont été extrêmement coûteuses. Les nouvelles le seront aussi, même si la Fed tente désespérément d’en cacher le prix.

    Joseph E. Stiglitz, Prix Nobel d’économie, est professeur d’université en économie à l’Université de Columbia. La parution de son ouvrage  Freefall: Free Markets and the Sinking of the World Economy (Chute libre : l’économie de marché et le naufrage de l’économie mondiale, ndt) en édition de poche est prévue ce mois-ci.

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  • Le FMI à l’heure   du grand marchandage 

     

    L’assemblée annuelle du Fonds monétaire international (FMI) qui se tient aujourd’hui à Washington s’annonce des plus tendues. Les 184 représentants des pays membres vont en effet y débattre de la réforme de la gouvernance de l’institution multilatérale, dans le but de l’adapter aux défis du XXIe siècle. Les grands pays émergents réclament, à juste titre, une plus grande influence dans la conduite de la politique du Fonds. La volonté des pays d’Asie et d’Amérique est d’autant plus légitime qu’ils ne veulent plus être les victimes d’une institution dominée par les pays industrialisés, qui leur ont si longtemps imposé leur diktat. Il en va de la crédibilité internationale du FMI. La réforme revêt deux aspects. Le premier tient aux droits de vote de chacun des membres. Le second est lié à la composition du conseil d’administration.Au sujet des droits de vote, les négociations en cours visent à transférer 5 % des voix des pays riches vers les pays émergents. Un premier transfert portant sur environ 3 % des droits est intervenu en 2008 au profit de la Chine, du Mexique, de la Corée et de la Turquie. En l’état actuel de la situation, le pourcentage de droits de vote d’un pays dépend d’une formule mathématique compliquée, prenant en compte la valeur de son PIB mais aussi son degré d’ouverture économique, l’importance de ses réserves… Cette formule ne satisfait personne et sa simplification est à l’étude. Là encore, les négociations sont ardues. Les Etats-Unis plaident pour que le PIB ait une importance prépondérante. Les pays émergents, eux, plaident plutôt pour un PIB en parité de pouvoir d’achat, et non en valeur nominale. Ce qui aboutirait à renforcer fortement leur poids. Selon les dernières propositions faites en juillet, la nouvelle formule proposée n’aboutirait qu’à un transfert de moins de 3 % des droits de vote vers les pays émergents. On est loin du compte. De plus, comble de l’horreur, que l’on prenne en compte l’ancienne formule ou la nouvelle, certains pays émergents ont des droits de vote trop importants par rapport à leur poids économique. C’est le cas de l’Arabie saoudite, de l’Argentine, de l’Afrique du Sud et de l’Inde. Inversement, des pays riches comme l’Espagne, le Luxembourg et l’Irlande sont sous-représentés. Dès lors, l’équation se complique et chacun des pays membres devra faire des concessions afin d’aboutir à un transfert de 5 % des droits de vote des pays surreprésentés vers des pays sous-représentés. Dans ce jeu digne des marchandages du Grand Bazar d’Istanbul, une seconde composante s’est invitée. La composition du conseil d’administration, l’organe de direction du FMI.Il comprend, à ce jour, 24 chaises, bien que les statuts du Fonds n’en prévoient que 20. Dans les faits, le maintien des 24 sièges nécessite donc, tous les deux ans, d’être reconduit par un vote. En juillet dernier, les Etats-Unis, à la surprise générale, ont jeté un pavé dans la mare en ne votant pas cette reconduction. Leur but : réduire, par un coup force, la présence des Européens au conseil, où ils occupent 9 sièges sur 24. Comme le remarque ironiquement un diplomate,« les Etats-Unis se sont tirés une balle dans le pied. Le retour à 20 sièges aboutirait à la disparition des plus faibles, c’est-à-dire le Brésil, l’Inde, l’Argentine et un des sièges des pays africains ». On aboutirait à l’effet inverse de celui qui est recherché. Impensable politiquement.Devant la pression croissante de Washington, les Européens, accusés d’avoir une présence trop ostensible dans le conseil, se sont déclarés prêts à des concessions en offrant l’abandon de deux sièges. En contrepartie, ces mêmes Européens souhaiteraient que les Etats-Unis ne disposent plus de leur fameux droit de veto. Sa disparition requiert un changement des statuts du FMI, qui veulent que les décisions soient approuvées avec 85 % des voix. Les Etats-Unis disposant de 17,5 % des droits de vote, ils peuvent donc bloquer toute décision qui ne leur sied pas. La probabilité que Washington abandonne ce privilège est proche de zéro. D’autant que les quatre grands pays émergents rassemblés au sein des BRIC (Brésil, Russie, Inde et Chine) n’y sont pas favorables sous prétexte qu’à eux quatre, lorsque la redistribution des voix sera effective, ils auront le même pouvoir d’obstruction en disposant de plus de 15 % des droits de vote. Quant à l’idée défendue par le directeur général du FMI, Dominique Strauss-Kahn, de créer une chaise représentant tous les pays de la zone euro afin de libérer de la place à d’autres pays, elle a peu de chance de voir le jour. En effet, les pays de la zone euro disposeraient dans ce cas d’un peu plus de 28 % des droits de vote, ce qui en ferait les premiers actionnaires du Fonds. Statutairement, son siège devrait alors être transféré en Europe ! Difficile d’imaginer que les Etats-Unis renoncent à l’implantation sur leur sol de l’institution.La réforme de la gouvernance du FMI avance donc difficilement, et sans doute trop lentement. Une chose est sûre cependant, le renforcement du rôle des pays émergents en son sein va compliquer la tâche de l’institution. Le remplacement du G8 par le G20 n’a pas simplifié les choses. Il en sera de même pour le FMI. Malheureusement.Richard Hiault est chefdu service Internationaldes « Echos »


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  • Ici et là, le retour d'une humeur protectionniste

     

    La première scène a lieu dans une charmante ville des Pyrénées, Pau, qui accueille les Journées parlementaires du PS fin septembre. Invité, le démographe Emmanuel Todd tance gentiment les élus socialistes. Message : vous n'avez pas de vrai programme économique, vous fuyez le débat de l'heure - celui de la nécessité pour l'Europe de " protéger " certains secteurs de son industrie.

    La deuxième scène a lieu quelques jours plus tard, le 29 septembre, à des milliers de kilomètres de là, à Washington. Sur la colline du Capitole, la Chambre des représentants adopte un projet de loi impensable il y a deux ou trois ans encore : il autorise le gouvernement à lever des droits de douane contre les pays aux pratiques commerciales déloyales. En clair, la Chambre veut mettre certains secteurs de l'économie américaine à l'abri de la concurrence chinoise.

    Emmanuel Todd a-t-il été entendu ? Le 9 octobre, la convention nationale du Parti socialiste discutera de la notion de " juste échange " dans les relations commerciales internationales . Le texte de la Chambre des représentants n'est encore qu'un projet de loi ; il doit aller au Sénat, plus réticent à user de l'arme des droits de douane, avant d'être soumis à la ratification de Barack Obama, encore plus réticent.

    A Paris, 19 députés de la majorité ont adressé, mardi 5 octobre, une lettre au chef de l'Etat à l'occasion de la prochaine présidence française du G20 (groupe réunissant les vieux pays riches, ceux du Nord, et les nouveaux, ceux du Sud). Ils demandent à Nicolas Sarkozy de mettre à l'ordre du jour " la question du respect de la règlede la réciprocité dans le commerce international ". A Bruxelles, le commissaire européen au commerce, Karel De Gucht, approuve : " Nous devons exiger la réciprocité. Il ne faut pas être naïf. Nous avons le devoir de défendre nos intérêts. "

    On l'aura compris, les uns et les autres parlent de la même chose, sans toujours oser la désigner par son nom : le protectionnisme. Comment répliquer à des pays émergents devenus riches qui vendent abondamment sur nos marchés, quand les leurs sont beaucoup moins perméables ? Avant la crise, la question eût été impossible. La doxa régnante supportait mal la moindre note dissidente : le libre-échangisme était bon pour tout le monde ; la globalisation des échanges, une affaire " gagnant-gagnant ". Le débat n'était plus posé en termes économiques, il était d'ordre religieux, théologique. Le dogme et le péché. Toute entrave au commerce international tel qu'il est aujourd'hui pratiqué ne pouvait être que négative.

    La crise brise les tabous. Elle l'a fait dans l'ordre monétaire, où l'on voit les banques centrales violer l'une de leurs règles les plus sacrées - activer la planche à billets en achetant les bons du Trésor, c'est-à-dire la dette, émis par leurs propres gouvernements. Mais la crise lève aussi l'interdit qui régnait sur l'ordre commercial : se " protéger " un peu, disait-on, c'est entrer dans la dangereuse spirale du " protectionnisme ". Aujourd'hui, les pratiques de certains pays émergents, Chine en tête, conduisent l'Europe et l'Amérique, souvent en proie au chômage de masse, à envisager de " protéger " certains secteurs de leurs économies. Du moins à en débattre.

    De quoi parle-t-on ? De mesures sectorielles et sélectives, dit l'économiste français Jean-Luc Gréau (Prix Sophie-Barluet 2010 pour son livre La Trahison des économistes, Gallimard, 2008), prises à l'échelle de l'Europe, propose-t-il, afin de rétablir des conditions de concurrence loyale avec certains pays d'Asie. Jean-Luc Gréau ne croit pas que la mondialisation néolibérale profite à tous. Elle a ses victimes. Elle fait des perdants nets dans les vieux pays riches, ceux du Nord, en France notamment, parmi les salariés de l'industrie chassés de leur emploi par les délocalisations. A ceux-là, inutile d'asséner l'argument selon lequel la globalisation a permis de mettre nombre de biens - on pense à toute la panoplie de la high tech domestique - à des prix abordables : pour être consommateur, dit-il, il faut un salaire, il faut être aussi producteur, pas chômeur...

    Jean-Luc Gréau juge que l'ouverture inconditionnelle de nos marchés a favorisé chez les émergents un mode de développement fondé exclusivement sur les exportations, au détriment de leur demande intérieure. Il y voit l'un des grands déséquilibres structurels à l'origine de la crise actuelle.

    Le problème du néophyte est qu'il y a nombre d'économistes aussi convaincants que Jean-Luc Gréau pour penser que le remède proposé - en gros, celui de la Chambre des représentants américaine - est pour le moins contestable.

    On lui reconnaîtra l'immense mérite d'avoir ouvert un débat, et on laissera les économistes trancher, s'ils y arrivent... Mais on peut s'interroger sur la faisabilité politique de la solution Gréau. Y a-t-il en Europe une majorité en faveur de mesures protectionnistes sectorielles ? Y aurait-il une majorité au Parlement européen pour promouvoir une législation du type de celle élaborée au Capitole ?

    Rien n'est moins sûr. L'affaire est autant culturelle qu'économique. Il faut lire sur le sujet le remarquable ouvrage de l'historien David Todd (le fils d'Emmanuel) sur L'Identité économiquede la France (Grasset, 2008). Pour des raisons historiques, tenant aux cultures politiques nationales, deux traditions coexistent en Europe, dit-il : d'un côté, la Grande-Bretagne et l'Allemagne, farouchement libre-échangistes ; de l'autre, la France, qui l'est moins. Sur cette question, la sensibilité française est minoritaire en Europe. Paradoxalement, elle ne trouve son pendant qu'outre-Atlantique : dans les grands pays occidentaux, c'est aux Etats-Unis et en France que l'opinion est la moins libre-échangiste.

    Post-scriptum Lire sur ce sujet le cahier du club Politique Autrement (juin 2009), qui publie un dialogue entre David Todd et Jean-Luc Gréau.

    Alain Frachon


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  • La vraie philantropie, c'est de payer des impôts

     

    Warren Buffet et Bill Gates se démènent pour la bonne cause. Mais réduire les inégalités en réformant la fiscalité serait tout aussi philanthropique... et bien plus démocratique !

     


    - Warren Buffet et Bill Gates à Washington en 2001. REUTERS/Larry Downing -

     

    Le succès rencontré par la croisade philanthropique de Bill Gates et Warren Buffett, de passage cette semaine en Chine, a de quoi réchauffer le cœur. Un certain nombre de riches Chinois ont apparemment promis «des dons très généreux» en réponse à l’initiative Gates-Buffett visant à inciter des milliardaires du monde entier à faire don d’au moins la moitié de leur fortune à des causes philanthropiques. En se basant sur les engagements qu’ils ont déjà obtenus, on estime que la démarche des deux hommes les plus riches des États-Unis pourrait déboucher sur des dons d’une valeur de 150 milliards de dollars destinés à de bonnes causes.

    Le revers de la médaille

    Impossible de trouver à redire à de telles tentatives de redistribution volontaire des richesses, des rares personnes qui en détiennent la plus grande partie au si grand nombre qui en détient si peu. Après tout, la racine du mot philanthropie signifie l’amour de l’homme ou de l’humanité, et il est indéniable que nous n’en aurons jamais trop dans un monde où de tels sentiments sont distribués au compte-goutte et où ils se font aussi rares que les grandes fortunes personnelles [en réalité la racine de philanthropie vient de philos, ami et anthropôs, homme, ndt].

    Pourtant, malgré tout le dynamisme derrière la tendance philanthropique moderne de l’initiative mondiale Gates-Buffet-Clinton, il est important de ne pas passer à côté des travers de ce genre de démarches. Laisser les riches prendre les décisions concernant la manière dont les richesses sont distribuées pour régler les problèmes du monde est aussi injuste que de leur accorder une voix disproportionnée en politique ou de les laisser fixer n’importe quelle autre priorité pour la majorité de la société. Ils n’ont de compte à rendre à personne et viennent avec leurs propres préjugés et leurs lacunes, aussi bien intentionnés qu’ils soient. En outre, si la philanthropie est une addition utile aux efforts du secteur public pour répondre aux besoins de la société, elle peut aussi à l’occasion servir de bouclier ou d’argument préventif, laissant entendre soit qu’il est possible de réduire la portée des programmes gouvernementaux, soit qu’il n’est pas nécessaire de taxer les riches ou de remettre en question les flagrantes inégalités de notre système économique dont ils ont profité.

    Repenser la redistribution des richesses

    Non, tout en applaudissant les donateurs milliardaires, nous devrions continuer de nous demander comment amender un système qui a permis la création d’un peu plus d’un millier de milliardaires parmi six milliards d’hommes et de femmes, petit groupe dont la valeur nette est égale à celle des 2,5 milliards les plus pauvres de leurs frères humains. Et nous pourrions même inciter les plus généreux de ces milliardaires à aller plus loin et à faire campagne avec le même dynamisme pour des programmes qui permettraient aux gens d’avoir davantage leur mot à dire dans l’utilisation des richesses produites par la société... dans les programmes comme les impôts sur le revenu, par exemple.

    En fait, ce serait là l’initiative la plus révolutionnaire et la plus touchante de cette période électorale... Un mouvement de riches dédié à un réajustement du code des impôts, qui nous permettrait de cesser d’emprunter à nos enfants pour financer un système qui enrichit un si petit nombre d’entre nous. Ça, ce serait de la vraie philanthropie… De riches Américains prônant l’abandon des réductions d’impôts de Bush pour assurer aux générations futures la perspective d’une vie correcte, plutôt que de les condamner à peiner pour payer les excès de leurs parents et de leurs grands-parents.

    David Rothkopf

    Traduit par Bérengère Viennot


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