• CAMBRIDGE, E.-U. – Bien que certains établissements financiers procèdent à des réformes de la grille de rémunération de leurs employés, les gouvernements un peu partout dans le monde réfléchissent très sérieusement à une réglementation des structures de compensation dans ces entreprises. Le Comité de Bâle sur le contrôle bancaire s’est récemment déclaré en faveur de telles règlementations et la chambre des représentants américaine a voté une loi exigeant que les organismes de contrôle définissent ces règles.

    Il n’est peut-être pas surprenant que de nombreux grands patrons de la finance s’opposent fermement à ces décisions. Ils prétendent qu’ils doivent rester libres d’établir le montant des rémunérations afin de se préserver les meilleurs éléments – ceux qui seront à même de ressusciter le système financier international. Les gouvernements devraient-ils donc reculer et laisser les sociétés de la finance procéder eux-mêmes à ces réformes ?

    La réponse est non, bien sûr. Dans le nouvel ordre post-crise financière, les gouvernements doivent endosser le rôle de surveillance et de régulation des rétributions dans les sociétés financières ; dans le cas contraire, les motivations perverses qui ont contribué à la crise actuelle pourraient bien refaire surface.

    Il est important de distinguer deux sources d’inquiétudes à propos des rémunérations pratiquées dans le secteur financier. L’une concerne les actionnaires. Les chiffres récemment publiés par le procureur général de l’état de New York, Andrew Cuomo, indiquent que neuf grandes institutions financières ont rétribué plus de 600 milliards de dollars à leur personnel entre 2003 et 2008, alors même que leur capitalisation boursière connaissait une baisse substantielle. Ce genre d’évolution est à même d’éveiller quelques inquiétudes chez les actionnaires sur le fait que les grilles de rémunérations ne sont peut-être pas bien conçues pour servir leurs intérêts.

    Même si certains problèmes de gouvernance dans ces sociétés font que la politique de rémunération n’est pas en phase avec les intérêts des actionnaires, de tels problèmes ne justifient pas nécessairement l’intervention du gouvernement sur la politique appliquée. De tels problèmes sont mieux gérés par des règles qui visent à améliorer les processus internes de gouvernance et à renforcer les droits des investisseurs, tout en laissant au conseil d’administration et aux actionnaires qui le nomment la liberté de déterminer la politique de rémunération.

    Mais les rémunérations pratiquées dans le secteur financier provoquent une deuxième source d’inquiétude : même si la politique de rémunérations retenue est conçue dans le respect des intérêts des actionnaires, elle peut être source d’incitations à des prises de risques excessives qui sont socialement indésirables. En conséquence, même si les sociétés financières parviennent à trouver des solutions à leurs problèmes de gouvernance, l’intervention régulatrice du gouvernement peut malgré tout se justifier.

    Supposons que les organismes régulateurs comptent sur le fait que la plupart des sociétés financières agissent dans l’intérêt des actionnaires. Cela justifierait-il que ces sociétés soient exemptées d’appliquer des règles en vigueur qui contraignent leurs décisions en matière de prêts, d’investissements ou de réserves de capitaux ? Non, bien sur, parce que les actionnaires ne supportent pas l’intégralité des coûts de la faillite d’une société, et, ainsi que le démontre la crise récente, la facture d’une telle débâcle doit être payée, tout au moins en partie, par les contribuables et l’économie. Donc, des décisions trop « risquées » servent parfois les intérêts des actionnaires et il serait normal de règlementer de telles décisions, sinon nécessaire.

    Encadrer les rémunérations pratiquées dans les établissements financiers découle des mêmes raisons qui ont justifié la mise en place des organismes de contrôle sur le fonctionnement de ces établissements. Les incitations générées par les modes variables et invariables de rétribution déterminent la façon avec laquelle les managers se comportent dans le cadre autorisé par les règlementations traditionnelles directes. Et comme les règles traditionnelles autour des décisions prises dans les affaires sont vouées à l’imperfection, encadrer la politique de rémunération peut être un outil supplémentaire pour contrôler les risques posés par le comportement des sociétés financières. Si la politique de rémunération choisie peut avoir des incidences sur la stabilité des établissements financiers, règlementer ces choix peut aussi être utile pour préserver cette stabilité.

    Les sociétés financières qui s’opposent à la réglementation des rémunérations seront probablement aussi opposées à une compensation du « micro management », s’appuyant sur l’argument que les choix de compensation devront prendre en compte des informations sur chacun des managers, informations que les régulateurs n’auront certainement pas. Mais les règlementations sur les rémunérations peuvent améliorer la situation sans micro management en établissant des cadres standard que les établissements devront respecter mais qui leur laissera encore suffisamment de liberté pour prendre en compte les situations individuelles de chaque manager.

    Par exemple, une des exigences de ces cadres standard pourrait être que les plans de rémunération excluent la possibilité pour les managers de percevoir les bénéfices des actions et options octroyées pendant une période déterminée. Dans un tel cas, les sociétés pourraient encore rester libre de déterminer le nombre d’actions et d’options proposées à un manager, de même qu’elles pourraient modifier la période pendant laquelle toute possibilité de cession serait impossible.

    Enfin, ceux qui s’opposent à une réglementation sur les rémunérations seront sûrement ceux qui nous mettront en garde contre les « conséquences fortuites ». Mais ces mises en garde ne feront pas long feu. Nous avons vu au cours de ces dernières années les conséquences réelles et coûteuses d’un système de compensation qui laissait les sociétés libres d’établir leur propre politique de rémunération. Devons nous croire que ces conséquences sont préférables aux conséquences fortuites d’une réglementation en matière de rémunération ?

    Les arguments spéculatifs sur d’éventuelles conséquences involontaires ne devraient pas mettre un frein aux efforts entrepris pour éviter les dysfonctionnements résultant de politiques de rémunération défectueuses. Les établissements financiers ne devraient pas garder la liberté de créer des incitations perverses qui sont un risque pour nous tous.

    Lucian Bebchuk, professeur de droit, d’économie et de finance, directeur du programme de gouvernance d’entreprise à l’école de droit de l’université de Harvard, a co-écrit, avec Holger Spamann, of Regulating Bankers’ Pay.

    Copyright: Project Syndicate, 2009.
    www.project-syndicate.org
    Traduction Frédérique Destribats

    Encore un Economiste


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  • Jade Lindgaard

    • ·  Qui a dit : «Si nous réussissons cette politique, nous serons les premiers au monde à y parvenir et beaucoup d'autres pays essaieront d'imiter notre stratégie de croissance verte»? Barack Obama à propos de son projet de loi sur le climat? Jean-Louis Borloo en parlant du Grenelle de l'environnement? Pas du tout. Ces mots sont ceux de Han Seung-soo, premier ministre sud-coréen, lors de la présentation de son plan de relance vert début 2009. Comme quoi le patriotisme de la croissance verte est un langage international.
     

    De manière assez inattendue pour un Etat qui reste le dixième émetteur mondial de gaz à effet de serre, qui dépend à 97% de l'importation de carburants et qui n'avait pas jusque-là brillé par son tropisme écologique, <st1:personname productid="la Corée" w:st="on">la Corée</st1:personname> du Sud s'est brusquement retrouvée dans les palmarès des analystes de l'économie écologique après l'annonce de son plan de création de nouveaux emplois verts en janvier dernier. Selon une étude de la banque britannique HSBC qui a comparé les plans de relance mondiaux, c'est le programme de sortie de crise le plus vert du monde. Plus de 80% de ses 36 milliards de dollars (25 milliards d'euros) doivent être investis dans des activités protégeant le climat: énergie propre et recyclage, voitures vertes, logements efficients énergétiquement, infrastructures de transports et grands travaux fluviaux.

     

    Objectif : créer 960.000 emplois, dont 149.000 dès 2009, essentiellement dans la construction. Le budget total du plan de relance sud-coréen équivaut à 3,9% du PIB. <st1:personname productid="la Corée" w:st="on">La Corée</st1:personname> du Sud connaît une situation économique très difficile depuis 2008 et endure sa première récession depuis la crise des marchés asiatiques. En 2009, HSBC prédit une baisse de 3,2% de son PIB avant une croissance de 4% en 2010.

    Combien de Coréens pour changer un million d'ampoules?

     

    Mais c'est dans les détails, parfois farfelus, que ce plan prend toute son ampleur: un million de nouveaux logements verts, un million de logements déjà existants réhabilités énergétiquement, 7 milliards de dollars (4,9 milliards d'euros) investis dans des lignes ferroviaires à grande vitesse, <st1:metricconverter productid="4.000 kilomètres" w:st="on">4.000 kilomètres</st1:metricconverter> d'autoroutes cyclistes, dont 200 le long de la frontière de la zone démilitarisée en bordure de <st1:personname productid="la Corée" w:st="on">la Corée</st1:personname> du Nord, le changement de toutes les ampoules de tous les bâtiments publics – pour les remplacer par des diodes lumineuses beaucoup moins consommatrices d'énergie... selon l'anecdote du Guardian qui a enquêté sur les dessous du plan vert sud-coréen: le secrétaire «à la vision du futur», Kim Sang-hyup, adjoint du président sud-coréen Lee Myung-bak s'est même amusé à compter combien de Coréens seraient nécessaires pour changer un million d'ampoules.


    D'ici à <st1:metricconverter productid="2020, l" w:st="on">2020, l</st1:metricconverter>'extension des réseaux de transports en commun urbains, de train et le développement des voitures électriques (Hyundai, Kia) sont censés réduire de 20% les émissions de gaz à effet de serre dans les transports. Le secteur forestier doit embaucher 50.000 personnes pour en développer la capacité de pompage du carbone, et construire la première usine du pays alimenté aux copeaux de bois.

     

    Le secrétaire général de l'ONU Ban Ki-moon a publiquement rendu hommage aux efforts de «new deal» vert de son pays natal. <st1:personname productid="la Corée" w:st="on">La Corée</st1:personname> du Sud annonce aussi vouloir devenir le premier pays au monde à utiliser un réseau électrique «intelligent» mobilisant les technologies de l'information pour améliorer l'efficacité de son transport d'électricité.

     

     

     

     

     ·  Du vert... au gris ciment?

     

    Cette nouvelle politique verte pour <st1:personname productid="la Corée" w:st="on">la Corée</st1:personname> du Sud complète d'autres récentes innovations: en 2008, <st1:personname productid="la Corée" w:st="on">la Corée</st1:personname> du Sud a mis au point le premier système au monde capable de mesurer et d'étiqueter les produits en fonction de leur coût en carbone du début à leur fin de vie. Et d'ici la fin de l'année, le gouvernement doit faire voter une loi sur le changement climatique qui pourrait obliger le pays à réduire ses émissions de gaz à effet de serre de 3,2% en 2012 par rapport à 2005. Il s'apprête aussi à fixer des objectifs en hausse sur le recours aux énergies renouvelables: 5% en 2011, 11% en 2030 (il n'était que de 2,3% en 2006).

     

    La plus grosse usine marémotrice au monde est en construction à Siwha. Elle devrait fournir 254MW, soit l'équivalent de 862.000 barils de pétrole chaque année. Une autre centrale, trois fois plus grosse, pourrait voir le jour en un autre endroit du pays, à Ganghwa.

     

     

    Evolution du PIB sud-coréen.

       

    Evidemment, la grande question c'est: tout cela va-t-il fonctionner? Ce plan relance va-t-il réellement verdir l'économie sud-coréenne? Bien trop tôt pour répondre, alors que les modalités de ces annonces ne sont pas encore toutes arrêtées. Mais sur place les écologistes se montrent méfiants: l'actuel président coréen est l'ancien directeur de Hyundai construction, branche BTP du géant mondial. Lorsqu'il était maire de Séoul, l'un de ses projets verts fut le découvrement de la rivière Cheongye, désormais à l'air libre... mais bordée de ciment et de néons.


    Ce sont surtout les grands travaux fluviaux qui inquiètent les défenseurs de l'environnement: destinés à réduire les risques de sécheresse, ils risquent de passer par la construction de barrages et de berges de ciment. D'autres craignent que les projets de lotissements verts ne servent d'alibi à la destruction de la ceinture végétale qui entoure Séoul. La croissance verte sud-coréenne risquerait alors de sérieusement se teindre en gris.

     

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  • le monde d'après Chaque jour, cet été, nous interrogeons un grand témoin de l'actualité sur sa vision de l'après-crise. Dans le dernier volet de notre série, Henri Proglio estime que la crise permet enfin d'ouvrir les yeux sur un monde en pleine mutation. Et que l'entreprise devra, plus que jamais, démontrer son utilité sociale.

    interview Henri Proglio PDG de Veolia Environnement

    « Le monde ne sera jamais plus comme avant », a dit Nicolas Sarkozy en référence à l'après-crise. Partagez-vous cette opinion ?

    La crise n'est pas terminée, mais nous avons déjà la certitude que le monde d'après ne sera pas la simple résurgence du monde d'avant la crise, que ce dernier est bel et bien révolu. Nous privilégions trop souvent les récurrences par rapport aux anticipations, ce qui empêche de voir les évidences. Cette crise nous aidera à ouvrir les yeux sur un monde transformé en profondeur. De nouvelles lois s'imposent en effet. Celle de la rareté, d'abord, et elle concerne toutes les ressources naturelles, y compris l'eau. Pour ne citer qu'un seul chiffre, les prélèvements en eau ont été multipliés par huit en un siècle et devraient augmenter encore de 30 % d'ici à 2025. La loi de la densité, ensuite, avec une urbanisation croissante, et 80 % de la population mondiale qui occupent désormais seulement 5 % de la surface terrestre. La loi de la diversité, enfin, dans un monde qui cherche de nouveaux équilibres avec la montée des revendications des puissances émergentes.

    Quels changements vous semblent être les plus certains ?

    La nouvelle économie sera verte. Les enjeux et les pressions sur les ressources sont tels que le développement des nouvelles technologies devrait rapidement se généraliser. La nouvelle économie sera également politique. Nous étions auparavant dans un monde d'abondance de liquidités, de primauté absolue de l'initiative privée où la puissance publique était reléguée au mieux au rang de régulateur et au pire à celui de spectateur. La crise marque une rupture, car elle a intensifié le rôle et l'implication des États avec les plans de sauvetage et de relance. Je suis convaincu que l'implication des États sera encore plus déterminante dans la compétition internationale. À ce titre, les partenariats public-privé pourraient prendre une part croissante dans l'économie, sous une forme rénovée, permettant à l'argent public ? moins cher mais pas suffisant pour créer une dynamique économique ? de s'investir dans des projets confiés à des entreprises privées. Ce serait réunir le meilleur des deux mondes.

    Pensez-vous que l'après-crise va également rebattre les cartes en termes de pouvoirs et de priorité au sein de l'entreprise ?

    Il est clair que les logiques purement financières, qui ont dominé le monde de l'entreprise des dernières années, vont s'équilibrer au profit d'une reconsidération des logiques industrielles de long terme. C'est une demande forte à la fois de l'entreprise et de ses salariés, mais également de l'État et de l'opinion. Je pense aussi que la prise en compte du long terme sera également un gage de crédibilité et de solidité pour les investisseurs, qui, eux-mêmes, devront mieux prendre en compte le long terme dans le choix de leurs investissements pour garantir une meilleure sécurité aux épargnants. La montée en puissance des fonds souverains témoigne d'ailleurs de l'apparition de nouvelles formes d'investissement possibles et d'une redistribution des sphères d'influence.

    La crise va-t-elle faire émerger de nouvelles valeurs dans l'entreprise ?

    Elle va surtout réhabiliter ses valeurs fondamentales. Pour qu'une entreprise soit durable, il faut associer à ses ambitions l'ensemble de ses parties prenantes. Cette évidence a été oubliée, non pas par les entreprises elles-mêmes, mais par ceux qui, médias ou marchés financiers, ne voient l'entreprise et n'en parlent qu'au travers de ses performances financières ou boursières. Or une entreprise doit être identifiée par son métier, ses compétences, l'ambition collective qu'elle représente. Ce ne sont pas de vains mots, mais bien une réalité vécue comme telle en interne. La crise va peut-être aider à regarder différemment l'entreprise, qui ne peut exister par une simple juxtaposition d'ambitions individuelles.

    Mais la crise ne va-t-elle pas renforcer les exigences de la société à l'égard des entreprises ?

    Sans doute. On parle d'ailleurs déjà depuis plusieurs années de principes de précaution et de traçabilité. Ces deux principes s'imposent de plus en plus à toutes les entreprises. Un seul secteur y échappait encore, celui de la finance. Il faudra en tirer les conséquences. Mais l'acceptabilité d'un système, d'une entreprise ne se décrète pas. Elle se construit. Il y a toujours des révoltes qui remettent en cause des positions établies lorsque l'opinion ne perçoit plus leur utilité ou que les réponses données ne sont plus claires. C'est vrai des régimes politiques comme des aventures industrielles. Demain plus qu'aujourd'hui, l'entreprise aura des comptes à rendre sur son utilité et elle devra le démontrer sans artifice.

    Propos recueillis par Éric Benhamou


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  • Le monde d'après Chaque jour cet été nous interrogeons un grand témoin de l'actualité sur l'après-crise. Pour Jean-Michel Severino, les exportations ne doivent plus être privilégiées au détriment des salaires et de la consommation intérieure. Retrouvez l'intégralité de l'entretien sur latribune.fr

    interview Jean-Michel Severino

    directeur général de l'agence française de développement

    La crise a révélé de nombreux dysfonctionnements dans la finance et l'économie. Pensez-vous que l'on en tire les leçons aujourd'hui ?

    Il n'est pas encore tout à fait clair que les leçons de la crise soient réellement tirées. Les cinq milliards d'habitants des pays en développement ou émergents constituent l'angle mort de notre analyse de cette crise économique mondiale. Ils occupent et façonnent pourtant notre planète d'une manière radicale, et c'est peut-être là qu'il faut chercher les racines de la situation actuelle. Cette crise s'explique finalement davantage dans les déséquilibres macroéconomiques entre l'Europe et les États-Unis et le monde émergent que par les bonus des traders. Pendant cinquante ans, nous avons en effet convaincu les pays en développement qu'une croissance rapide passerait nécessairement par les exportations et la conquête de nos marchés. Cette stratégie était sans doute cohérente lorsque le rapport des populations du Nord et du Sud était de l'ordre de 1 à 3. Elle ne l'est sans doute plus aujourd'hui avec un rapport de 1 à 5 et a fortiori demain lorsque ce rapport sera de 1 à 8. Pour l'heure, cette politique s'est surtout traduite par une accumulation d'excédents dans les pays émergents et de déficits dans le monde industrialisé, qui a été le moteur de la financiarisation de l'économie et source de tous les excès des intermédiaires financiers, contraints de placer à tout prix des liquidités surabondantes sans grande rationalité économique. La crise se paie dans le monde en développement par un fort ralentissement de la croissance, mais aussi par une profonde baisse de la crédibilité des pays du Nord et de leurs recommandations.

    Pensez-vous que la crise va permettre à de nouveaux modèles de développement de s'imposer ?

    Il est clair qu'il existe d'autres façons de gérer les excédents que de les placer sur les marchés financiers. D'une certaine manière, <st1:personname productid="la Chine" w:st="on">la Chine</st1:personname> a commencé le recyclage de son épargne en investissant massivement en Afrique ou dans nos industries via les fonds souverains. Mais cette crise interpelle de façon très concrète les gouvernements et les institutions internationales sur les modèles de développement. La première conséquence que l'on peut imaginer est sans doute un recentrage de la croissance économique sur la dynamique des marchés intérieurs, ce à quoi même le Fonds monétaire international appelle aujourd'hui. Autrement dit, amorcer un rééquilibrage entre les différentes sources de croissance, en arrêtant de privilégier systématiquement les exportations au détriment des revenus réels et de la consommation intérieure.

    Cela veut-il dire moins de mondialisation ?

    Il faudra savoir entrer dans un monde plus raisonnable, plus équilibré et surtout plus centré sur la demande de plus de 80 % de la population mondiale. C'est bien là que se trouve à la fois le plus fort potentiel de croissance, y compris pour nos économies, et la meilleure voie possible pour une sortie de crise durable. Cela ne signe pas pour autant un retour du protectionnisme ou un repli sur soi. Les échanges entre nations demeurent primordiaux mais il n'est pas sain de voir un commerce international croître trois fois plus vite que la croissance économique. Bien entendu, les exportations resteront un élément important pour la croissance, mais elles ne devront plus mobiliser l'essentiel des efforts. La réduction des déséquilibres dépendra notamment de la capacité de <st1:personname productid="la Chine" w:st="on">la Chine</st1:personname> à doper sa consommation intérieure ou de celle de l'Afrique, dont la population croît de 3 % l'an, à capter une partie supplémentaire de l'épargne mondiale.

    Peut-on espérer une réduction de la pauvreté dans le monde d'après-crise ?

    Il faut être lucide. D'ici à la fin de siècle, rien ne permet d'espérer une égalisation des conditions de vie sur la planète. Nous aurons toujours de grandes disparités et d'immenses bassins de misère, et ceci même si la croissance des pays en développement est vive et que la pauvreté recule, ce qui est par ailleurs très vraisemblable. Il faut accepter ce constat et en tirer deux conséquences. La première est de revoir toutes nos politiques économiques pour économiser les ressources naturelles en favorisant l'intensification urbaine et productive, en valorisant l'univers du renouvelable et en diminuant notre intensité énergétique pour faire davantage de place à la vaste majorité de l'humanité localisée dans les pays en développement. La seconde serait d'organiser une redistribution globale des richesses, qui pourrait ressembler dans son esprit à une sécurité sociale, pour gérer au mieux les poches de pauvreté et contenir tout mouvement extrémiste. Des filets de protection existent déjà, comme la contribution du Nord au budget climat du Sud, mais dans le désordre et la confusion. Prenons garde à ce que les écarts de richesse et les gaspillages ne soient pas trop importants. Il en va de notre propre survie et de celle des modèles politiques qui nous sont chers. Il faut toujours se rappeler que nous vivons dans un monde où la démocratie n'est pas la fin de l'histoire, mais un combat permanent.

    PROpos recueillis par Éric Benhamou


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  • Le monde d'après Chaque jour, cet été, nous interrogeons un grand témoin de l'actualité sur l'après-crise. Pour Charles-Henri Filippi, banquier et auteur de « l'Argent sans maître », nous connaissons une mutation liée à un nouveau partage des ressources de la planète. Retrouvez l'intégralité de l'interview sur Latribune.fr

    interview Charles-Henri Filippi Président et fondateur d'Alfina, société de conseil en investissements

    Quel est votre diagnostic sur la crise que nous traversons ?

    Cette crise est la rencontre entre une prolifération incontrôlée de l'argent et le mur du monde fini. L'argent a longtemps été un bon compagnon de la démocratie et du progrès, mais à des conditions précises : un niveau de socialisation important et un contrôle quantitatif primordial, tant de la création monétaire que de sa vitesse de circulation. Jusqu'aux années 1980, la création d'argent était étroitement contrôlée par les banques centrales. Celles-ci encadraient le système bancaire mondial, chargé lui-même d'assurer le financement de l'économie. Mais depuis l'explosion des marchés financiers, des entités financières mais non bancaires ont prétendu assurer la disponibilité permanente d'une épargne investie à long terme.

    Le « subprime » par exemple ?

    C'est une illustration parfaite du transfert au marché d'une activité purement bancaire, le prêt aux ménages. Mais il y en a d'autres, conduits de titrisation ou fonds monétaires de toutes sortes, dans lesquels particuliers et entreprises ont été incités à placer leur épargne liquide, et qui se sont constitués en banques non régulées donnant à des investissements longs et risqués l'apparence de la monnaie. Nous en avons vu les conséquences.

    C'est là que nous rencontrons le mur du monde fini ?

    La crise n'aurait pas eu cette portée si elle n'avait concerné que le système financier. Début 2008, les prix des matières premières, du pétrole en particulier, ont explosé. L'entrée en crise l'an dernier de l'Asie, très consommatrice de ressources physiques, est due à cet emballement, pas au système financier. Si le monde avait été illimité, l'argent proliférant aurait pu continuer à alimenter la croissance sans dommage systémique. Or l'on sait désormais que cela ne peut pas se produire et c'est en cela, je crois, que nous abordons une grande mutation. Nous entrons dans un monde plus inégalitaire. La crise de l'argent débouche sur une crise plus importante, celle du partage du monde fini.

    De quel partage s'agit-il ?

    Il ne s'agit plus seulement d'inégalités financières, mais de « consumation » de la planète. Un Américain moyen en « consume » dix fois plus qu'un Indien, cinq fois plus qu'un Chinois. Peut-on, sans risque majeur, créer de la croissance supplémentaire dans ces pays sans réduire massivement l'empreinte écologique du monde développé ? Le débat qui s'ouvre est celui-là. Les politiques de répartition qui avaient disparu reviennent, mais à l'échelle planétaire.

    En quoi l'argent a-t-il été un bon compagnon du progrès et de la démocratie ?

    Les philosophes avaient vu dans l'intérêt personnel, c'est-à-dire l'argent, l'instrument des petites gens pour contrôler l'arbitraire des princes. Lorsque l'économie d'échange naît, c'est le modèle de la classe moyenne qui s'impose à l'économie aristocratique. On retrouve cela chez Montesquieu, John Locke ou, encore, Tocqueville. Donc l'argent, sa dispersion, son côté apolitique, et la démocratie, se serrent les coudes de la fin du XVIIIe siècle à la fin du XXe siècle. L'accumulation et la reconcentration d'argent, auxquelles on assiste aujourd'hui cassent cette logique.

    Pourquoi cette reconcentration et quelles sont ses conséquences ?

    Je crois que la longévité humaine a joué un rôle énorme. Nous sommes tous devenus des épargnants et nous voulons du rendement pour préserver notre futur. Le pouvoir glisse donc logiquement du manager vers l'actionnaire, de l'entrepreneur vers le financier. Le risque est que la mondialisation favorise une élite de l'information et de l'argent, capable de se détacher du reste de l'humanité.

    C'est un retour à une forme de démocratie censitaire ?

    Oui. Et si on met en contact cette élite avec les pouvoirs politiques centraux forts des pays émergents, on aboutit à ce qu'on peut appeler « une oligarchie de marché », conjonction de démocratie censitaire et du capitalisme d'État. Il existe aussi un risque, plus sombre mais moins probable, d'une montée des fondamentalismes religieux et des totalitarismes locaux?

    Comment retrouver « la martingale du progrès » ?

    La première priorité est de remettre l'argent sous un vrai contrôle quantitatif des régulateurs et sous un contrôle social réel exercé au travers des grandes institutions ? assureurs, caisses de retraites, banques à réseaux ? qui gèrent l'épargne collective. Le principe d'Adam Smith selon lequel l'argent n'a vocation à conférer ni pouvoir civil ni militaire est à réhabiliter. Les princes d'hier étaient les princes de la dépense ; ceux d'aujourd'hui sont des princes de l'accumulation. Tout le danger est là, et c'est une raison de plus de rétablir le lien entre l'argent qu'on gagne et le développement économique qu'on génère et qui le justifie. Bref, il faut revenir à l'article 1er de <st1:personname productid="la D←claration" w:st="on">la Déclaration</st1:personname> des droits de l'homme (*). Que la distinction sociale de l'argent soit servie à raison de l'utilité commune apportée à la planète.

    Propos recueillis par Pierre-Angel Gay

    (*) « Les hommes naissent et demeurent libres et égaux en droits. Les distinctions sociales ne peuvent être fondées que sur l'utilité commune. »


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