• « L'épargne collective va être garantie par la puissance publique »

    Le monde d'après Chaque jour, cet été, nous interrogeons un grand témoin de l'actualité sur l'après-crise. Michel Aglietta doute de la capacité des politiques à mener les réformes pour réguler la finance et mise sur un nouveau contre-pouvoir, celui des investisseurs de long terme. Retrouvez l'intégralité de l'entretien sur la latribune. fr.

    interview Michel Aglietta économiste

    L'industrie financière a-t-elle, selon vous, tiré les leçons de la crise ?

    Je ne le pense pas. Les banquiers de Wall Street estiment toujours qu'ils pourront travailler « comme avant ». Et, paradoxalement, avec encore plus de pouvoir car les États-Unis et le Royaume-Uni ont favorisé la concentration du secteur. Les responsables politiques n'ont pas saisi l'opportunité de cette crise pour restructurer en profondeur le système bancaire, changer les réglementations, inventer une nouvelle organisation de la finance qui soit au service de l'économie et non d'elle-même, comme Franklin Roosevelt avait su le faire dans les années 1930 ou le gouvernement suédois en 1992.

    Pourtant, le G20 a clairement appelé à une nouvelle régulation du système bancaire. Est-ce, à vos yeux, un simple v?u pieux ?

    Il faudrait pour le moins exiger des banques beaucoup plus de fonds propres et revenir sur certains principes prudentiels de Bâle 2. Un de ces principes considère que la solvabilité de chaque banque, prise individuellement, suffit à sécuriser l'ensemble de système parce que le risque est postulé exogène. La crise a démontré au contraire que le risque endogène, dû aux relations de contrepartie entre les banques, est celui qui assèche la liquidité. Sur ce point, il faut reconnaître que des avancées notables dans les intentions ont été réalisées par le G20. Il est affirmé qu'il faut mettre en place une régulation macro prudentielle sous la responsabilité des banques centrales pour maîtriser l'expansion du crédit lorsque l'euphorie s'empare des marchés financiers. Cette régulation sous la forme d'une exigence de capital contracyclique doit être élargie à tous les acteurs qui se comportent comme des banques. C'est clairement un objectif de stabilité financière qui sera confié aux banques centrales en sus de la stabilité des prix. La piste est intéressante mais malheureusement pas suffisante.

    Que faut-il faire de plus ?

    Il ne faut plus permettre aux banques de déterminer elles-mêmes le niveau de capital requis pour leurs activités. La crise a révélé l'insuffisance, pour ne pas dire plus, de leurs modèles de contrôle interne des risques de crédit appliqués aux produits de la titrisation. Ces modèles sont surtout impuissants à traiter le risque endogène. Il faut donc soumettre les banques à des « stress tests » simultanés, sous le contrôle des superviseurs bancaires, et les contraindre, le cas échéant, à augmenter leurs fonds propres comme prix de l'assurance contre le risque systémique que leur octroie le prêteur en dernier ressort. Vu l'ampleur des pertes que l'on a pu constater, il faudrait au moins doubler le niveau de capital actuellement requis par les règles de Bâle 2. Ce n'est pas gagné car les banques souhaitent traiter leur bilan de manière opaque. Une volonté politique existe, mais sera-t-elle suffisante face au pouvoir des banques ? C'est tout l'enjeu des débats aujourd'hui aux États-Unis.

    Doit-on revenir à une finance admi- nistrée ?

    Non, ce n'est plus possible parce que le financement des retraites requiert une épargne de long terme qui ne peut s'investir que dans les marchés de capitaux. Il est scandaleux, voire absurde, de prétendre que les individus puissent gérer les risques de leurs cycles de vie. Les risques de l'investissement long doivent être mutualisés par des investisseurs institutionnels. Les fonds de pension et les fonds communs de placement ont échoué dans cette tâche dans la mesure où ils sont les otages passifs des intermédiaires de marché (banques d'affaires, agences de notation et hedge funds). En tant qu'apporteurs de capitaux, il leur revient d'exercer un contre-pouvoir pour faire prévaloir les intérêts du long terme sur ceux de la spéculation. Pour ce faire, ils doivent se doter de l'expertise nécessaire pour évaluer eux-mêmes les risques des produits qu'ils achètent et pour imposer une gouvernance stricte à leurs mandataires délégués. Les fonds publics ou quasi publics sont les mieux armés pour assumer cette mission. Il faut donc s'attendre à un développement des fonds d'investissement d'État ou plus ou moins garantis par l'État.

    Est-ce l'amorce d'un nouveau big-bang de la finance ?

    Il va se produire ce qui s'est déjà passé dans la banque après <st1:personname productid="la Seconde Guerre" w:st="on">la Seconde Guerre</st1:personname> mondiale : tous les salaires ont alors été payés en monnaie bancaire, ce qui a contraint les États à imaginer des systèmes de garantie des dépôts. Le système de paiement est alors devenu un lien social. De même, je suis persuadé qu'un des grands changements de la finance sera la reconnaissance que l'épargne collective relève également du lien social et qu'elle doit être garantie par la puissance publique, même lorsqu'elle reste gérée de façon privée. Ceci devrait profondément bouleverser les rapports de force dans la finance, aujourd'hui à l'avantage des banques d'affaires, et amener peut-être la prise en compte de nouvelles normes de long terme dans les choix financiers. Imaginez alors la force de frappe d'une épargne de long terme, estimée à quelque 30.000 milliards de dollars aujourd'hui, faisant jouer les forces de stabilisation propres aux effets de retour vers la moyenne, caractéristiques du long terme. Les investisseurs institutionnels deviendraient les acteurs prépondérants d'une nouvelle régulation financière.

    Propos recueillis par Éric Benhamou


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  • UNE FUTURE HAUSSE DU DOLLAR ? MEFIANCE...

    ** Le dollar va probablement grimper. Nous resterions tout de même à l'écart...

    * Voici le point de vue de Warren Buffett :

    * "A l'automne dernier, notre système financier était au bord d'un effondrement qui menaçait de se transformer en dépression. Cette crise exigeait de notre gouvernement qu'il fasse preuve de sagesse, de courage et de fermeté. Heureusement, la Réserve fédérale et les principales autorités de l'administration Bush comme Obama ont réagi de manière plus qu'adéquate à ce besoin".

    * "Ils ont fait des erreurs, bien entendu. Comment aurait-il pu en être autrement lorsque des piliers soi-disant indestructibles de notre structure économique s'effondraient autour d'eux ? L'écroulement a cependant été évité, avec un torrent d'argent fédéral jouant un rôle essentiel dans le sauvetage".

    * "L'économie américaine est désormais sortie des urgences et semble avancer tout doucement sur le chemin de la reprise".

    ** C'est probablement l'avis partagé par la plupart des économistes et des investisseurs. Ce n'est pas le nôtre. De notre point de vue, aucune reprise n'est en cours... et il n'y en aura jamais. On peut se remettre d'une gueule de bois. On peut se remettre d'un mauvais divorce. On peut même se remettre d'un tremblement de terre. Mais une fois qu'une dépression économique commence, on ne peut que la subir -- jusqu'à ce qu'elle prenne fin. On peut ensuite commencer à reconstruire. On ne retrouvera jamais l'économie d'avant la crise. Il faut trouver un nouveau modèle économique.

    * Un titre vu dans la presse : "les consommateurs hésitants freinent la reprise".

    * C'est une manière de dire les choses. Les consommateurs n'ont pas d'argent. Ils doivent réduire leurs dépenses. Selon toutes probabilités, ils les réduiront jusqu'à ce que leur taux d'épargne atteigne 10% de leurs revenus disponibles. Cela retirera 1 000 milliards de dollars des dépenses de consommation. L'économie ne peut pas, matériellement, se remettre dans de telles conditions. Elle ne peut revenir à son ancien état nourri par la consommation et le crédit. Elle doit plutôt vivre une période de transition -- durant laquelle la production sera déprimée -- jusqu'à ce qu'elle se trouve une nouvelle personnalité, mieux adaptée aux nouvelles circonstances économiques.

    * Mais Buffett ne s'inquiète pas de la dépression. Il s'inquiète du financement de la reprise :

    * "... d'énormes doses de médicaments monétaires continuent d'être administrées, et avant longtemps, nous devrons gérer leurs effets secondaires. Pour l'instant, la majorité de ces effets sont invisibles et pourraient même rester latents pendant longtemps. Tout de même, leur menace pourrait être aussi inquiétante que celle posée par la crise financière elle-même".

    * Buffett fait le calcul. Cette année, le déficit américain atteindra au total 1 800 milliards de dollars. Depuis 1920, le déficit le plus profond en temps de paix se montait à 2% du PIB. Actuellement, on en est à 13%. Rien que ce chiffre devrait sonner l'alarme. Mais ce n'est pas tout. D'où vient tout cet argent ? Même si l'on pouvait mobiliser 100% du déficit commercial net américain (environ 400 milliards de dollars, l'argent qui passe entre des mains étrangères suite aux dépenses américaines) et 100% de l'épargne américaine (que l'on estime à 500 milliards de dollars environ), il manquerait encore 900 milliards de dollars.

    * Des emprunteurs désespérés doivent s'attendre à payer des taux d'intérêt élevés. Un emprunteur qui n'a pas besoin d'argent peut prendre son temps pour dénicher les meilleurs taux et attendre que les conditions soient meilleures. Mais quand une personne a besoin d'emprunter, elle prend ce que le marché lui donne.

    * Pourtant, l'une des choses les plus curieuses au sujet du monde financier en l'an de grâce 2009, c'est le rendement du bon du Trésor américain à 10 ans. Il est passé sous les 3,5%. En dépit des emprunts record de la part de la Fed, les prêteurs se contentent des rendements les plus bas depuis près d'un demi-siècle. Allez comprendre.

    Bill Bonner, co-fondateur de La Chronique Agora, à Londres


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    ENTRETIEN

    A la suite des derniers rebondissements sur les scandales des bonus dans les banques, tout juste sauvées de la crise, Christine Lagarde, la ministre de l'économie, a décidé de convoquer, lundi 24 août, les dirigeants de banques françaises et des autorités de tutelle (Commission bancaire, Banque de France) pour mettre au point des règles destinées à faire cesser " la course à l'échalote aux bonus ". Ces propositions seront à l'ordre du jour d'une deuxième réunion qui se tiendra le lendemain à l'Elysée.

    Thomas Philippon, professeur à l'université de New York et coauteur d'un article sur les salaires dans la finance (" Wages and Human Capital in the US Financial Industry, 1906-2006 "), fait part de son analyse et de ses pistes de solution.



    La question des bonus est-elle essentielle pour assurer la stabilité du système financier ?.

    Oui, dans la mesure où les banques sont incitées à prendre des risques inconsidérés, alors que ce ne sont pas elles qui en paient les conséquences



    Comment peut-on lutter contre ces bonus excessifs ?

    S'il y a une solution, il est difficile d'envisager qu'elle soit nationale. Le capital humain dans la finance est un capital mobile. Les traders vont là où les salaires sont les plus élevés, et la compétition est internationale. BNP Paribas ne va pas baisser ses salaires en France au risque de perdre ses meilleurs éléments.

    La question des rémunérations est une question économique d'échelle mondiale, alors que les réponses politiques sont à l'échelle nationale. Il est aussi très difficile de se mettre d'accord entre Français, Anglais ou Américains...



    Que faut-il faire ?

    La première chose est de tirer un diagnostic clair des problèmes que posent les rémunérations financières. Plusieurs choses se mélangent : le niveau des salaires, l'incitation à la prise de risque, mais aussi l'intérêt social de certaines activités dans la finance.

    Le premier problème à mon sens est que les bonus sont fonction d'une performance qui n'est pas bien mesurée. En finance, il est facile de créer un produit qui permette de faire gagner de l'argent régulièrement, mais qui en fasse perdre beaucoup une fois de temps en temps. C'est un peu comme si un ingénieur créait un moteur permettant de consommer moins et de faire gagner beaucoup d'argent à un constructeur automobile, mais qui exploserait au bout de dix ans. Ce qui est scandaleux dans la finance, c'est que le jour où le moteur explose, ce sont les contribuables qui paient.

    Il faut donc trouver le moyen de mesurer la vraie performance des traders. Sur cette question, les régulateurs, qui ont accès à des informations détaillées, peuvent fixer des règles permettant d'évaluer la juste performance d'un produit et de poser des limites.



    Le vrai scandale n'est-il pas, aussi, que les banques puissent gagner autant d'argent sur les marchés financiers ?

    C'est la question de l'intérêt social de certaines activités financières. Qu'une banque prête aux PME et se rémunère de cette manière ou via les dépôts des clients ne choquent pas. Mais certaines activités font gagner beaucoup d'argent aux banques, sur les marchés notamment, sans que l'on comprenne bien leur intérêt. Un exemple : le " flash trading " qui consiste à exécuter des ordres le plus vite possible grâce à des programmes informatiques et à des ordinateurs puissants. Certaines banques dépensent des fortunes pour être performantes dans ce domaine, mais cette activité est-elle vraiment utile à la société ?



    Autrement dit, il faudrait séparer les banques d'affaires des banques de détail ?

    Il y a un moyen beaucoup plus efficace de faire. Il s'agirait de calculer la part des activités du secteur qui sont le plus risquées pour le système financier, de les considérer comme une pollution et de les taxer. On réduit ainsi leur rentabilité et, de ce fait, les rémunérations qui en découlent. Et l'on incite également les établissements bancaires à se détourner de ces activités jugées plus dangereuses. C'est à la fois plus simple et plus efficace que d'essayer de créer des séparations artificielles entre banques de détail et banques d'affaires.

    Surtout, cette option permet d'éviter que le contribuable paie pour les bêtises des financiers. Quand les choses tournent mal, la manne collectée par cette taxe permet de réparer le système.



    Dans vos travaux, vous avez analysé la corrélation entre les salaires dans la finance et les crises. Quelles sont vos conclusions ?

    Ce qui est frappant, c'est de voir l'explosion des salaires dans la finance à partir des années 1980, et surtout du milieu des années 1990 jusqu'à 2006. Sur cette période les rémunérations ont doublé, quand celles du reste de l'économie stagnaient. Et tout cela à compétence égale. Est-ce lié à la crise ? C'est possible, mais la corrélation est surtout visible avec la régulation. Plus celle-ci s'affaiblit, plus les rémunérations flambent.



    Les rémunérations de la plupart des traders restent tout de même inférieures à celles de grands sportifs comme Tiger Woods ou Thierry Henry...

    Les mécanismes sont comparables, mais les implications morales et économiques sont différentes. Les salaires des sportifs de haut niveau ont augmenté ces dernières années comme ceux des financiers, parce que l'on est passé d'un système national à un système mondial. Aujourd'hui ce ne sont plus 60 millions de Français qui veulent voir un grand sportif, mais un public international qui veut voir le numéro un mondial. Il n'y a rien à redire à cela : ce sont des choix individuels libres.

    En finance, en revanche, se pose la question de l'utilité sociale de certaines activités, notamment sur les marchés.

    Propos recueillis par Claire Gatinois

     


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  • La formule de société coopérative de production, qui fait de chaque salarié un actionnaire, crée une ambiance et des relations de travail particulières. Profits ou pertes, il faut tout partager

     

     

    Frédéric, du service informatique, prend la parole : " On insiste sur les valeurs humaines, chez Chèque Déjeuner ; mais on n'insiste pas beaucoup sur le côté professionnel. Or la performance devrait être placée au même niveau que des valeurs comme le partage. Il manque cette chose qui fait qu'on a envie de faire plus, de se comparer, de se battre. La stimulation par la compétition est bénéfique. " Des rires gênés accueillent la déclaration. On se trouve dans la réunion " de parrainage " de la coopérative Chèque Déjeuner rassemblant une cinquantaine d'employés : les sociétaires qui vont intégrer de plein droit la coopérative et leurs " parrains ".

    Foudil, du service façonnage, intervient après un moment de silence. " Je pense l'inverse. Tous les matins, je me lève, je n'ai pas besoin qu'on me dise mon objectif, je le connais. J'essaie de faire au mieux. Mais si j'ai autour de moi une ambiance pas intéressante, comment je peux être compétitif ? Je ne vais pas être compétitif tout seul, mais par rapport à des choses qu'on s'est tous dites, et, à mon avis, on penche tous vers le même objectif. Ce qui me gêne dans ce terme de compétition, c'est qu'il va y avoir des gagnants et des perdants. "

    Anne rebondit : " Je suis commerciale, la compétition, je sais ce que c'est. Il ne faut pas l'entendre en interne, il faut l'entendre en externe. On n'est pas tout seuls sur le marché, on a besoin d'efficacité dans tout ce qu'on fait, mais cela repose sur la responsabilité de chacun. Qu'est-ce qui caractérise le statut coopératif ? C'est que chacun est impliqué. " Applaudissements. Anne a dénoué le malaise. Mais Frédéric avait posé une bonne question : peut-on être coopératif et efficace ? La solidarité est-elle adaptée à la compétition économique ?

    <st1:personname productid="La SCOP" w:st="on">La SCOP</st1:personname> (société coopérative de production) Chèque Déjeuner entend démontrer le contraire : créée en 1964 à l'initiative d'un syndicaliste, Georges Rino, elle est devenue un groupe d'une vingtaine d'entreprises, qui compte 1 750 salariés, dont la moitié à l'étranger. Si le titre de repas reste le cœur de l'activité - 230 millions en sont imprimés chaque année -, des activités moins connues concernent les services aux comités d'entreprise, les cadeaux de fin d'année, les transactions numériques. <st1:personname productid="La SCOP" w:st="on">La SCOP</st1:personname> est deuxième sur le marché français face à des poids lourds comme Accor ou Sodexo.

    " Entre 1994 et 2000, dit Jacques Landriot, le PDG, tout était déficitaire, on ramait tout le temps. Mais le plan stratégique était très clair : s'internationaliser et diversifier nos activités pour ne pas dépendre des seuls Chèques Déjeuner. On l'a suivi, et maintenant, on se porte bien. " Pour un chiffre d'affaires de 241 millions d'euros, le résultat d'exploitation consolidé est de 35 millions d'euros.

    Chèque Déjeuner n'est pas une banale success story : elle joue sur le même marché que les autres, mais avec des règles très différentes. Dans la société mère coopérative, les 350 " sociétaires " sont à égalité, selon le principe " un homme, une voix ". Aucun ne possède plus de capital qu'un autre, et les bénéfices sont répartis à égalité, quelle que soit la place dans la hiérarchie. Les administrateurs et le président sont élus par les employés. Les décisions importantes doivent être validées par l'assemblée générale. Et l'échelle des salaires est soigneusement limitée.

    Au sens propre, c'est l'autogestion, la démocratie au travail. Du coup, Chèque Déjeuner présente des caractéristiques assez peu ordinaires. Par exemple, chaque sociétaire, quelle que soit sa place dans la hiérarchie, a touché en 2008 une participation de 24 500 euros - en sus des treizième et quatorzième mois. Le président gagne un salaire de 12 000 euros net, environ neuf fois le salaire le plus bas de l'entreprise. " Je ne vous dis pas combien gagnait le président de la dernière boîte qu'on vient de racheter, s'amuse-t-il, vous seriez étonnés. On est arrivé, on l'a mis en consulting à côté et on a divisé le salaire par deux, parce que ça nous paraissait un peu bizarre... "

    Le budget formation est de trois à quatre fois supérieur à ce que prévoit la loi, afin de favoriser la promotion interne. Quant au syndicalisme, la convention d'entreprise souligne que c'est " un devoir moral de se syndiquer ". " La direction, c'est nous ", résume Sophie Vieron, déléguée FO.

    Les salariés ne se sentent pas exploités : " On a notre mot à dire dans la conduite des affaires ", assure Marc Delvaleo, au service édition, où des imprimantes perfectionnées crachent des dizaines de milliers de titres chaque jour. " On est responsables, on fait ce qu'il faut pour que ça marche. C'est hiérarchisé, mais cela reste, comment dire, pas bon enfant, mais à échelle humaine. " Les valeurs sont différentes : " Nous sommes une société anonyme, mais elle n'est pas capitaliste, précise Sophie Vieron. On partage notre outil de travail, il s'agit de créer de la richesse pour la partager et développer des emplois. "

    Alors, le paradis ? " Il y a des engueulades comme partout, dit Marc Delvaleo, des gens qu'on supporte moins que d'autres. " Mireille Dargent, directrice des relations humaines, souligne que " pour avoir des profits à partager, il faut les produire ". " C'est une société où il fait bon vivre, ajoute-t-elle, mais on bosse. "

    Et Chèque Déjeuner n'est pas sans souci. Comment passer le cap de la crise ? " La concurrence est terrible, indique Jacques Landriot. Ça fait trente-quatre ans que je suis là, je n'en ai jamais connu de pareille. " Comment s'adapter aux évolutions technologiques ? Ses produits vont passer du papier à la carte à puce ou au téléphone portable. Et puis, comment transmettre ces valeurs de partage aux autres salariés du groupe qui, eux, ne sont pas en coopérative, faute de pouvoir investir ? Les salariés sont persuadés que Chèque Déjeuner surmontera les difficultés mieux que d'autres. Après tout, c'est leur entreprise.

    D'ailleurs, face à la crise, la formule coopérative pourrait être plus performante que celle de l'entreprise classique. Exemple : <st1:personname productid="la Cepam" w:st="on">la Cepam</st1:personname>, qui fabrique plinthes, moulures et autres encadrements de fenêtre à Mauzé-sur-le-Mignon (Deux-Sèvres). Pendant des années, la menuiserie a tourné sans souci majeur, avant que les turbulences du marché du bois, en 2000, puis des changements de propriétaire ne la plongent dans la tourmente.

    A la fin de 2007, c'était la cessation de paiement. " L'idée de reprendre la société en coopérative est partie d'ici, raconte Patrice Fradin, délégué CGT, dans l'atelier de moulure. Mon frère travaillait dans une SCOP, on a été voir l'Union régionale des SCOP, avec deux cadres, on a commencé à préparer le dossier. " Les syndicalistes ont joué le jeu, en harmonie avec la direction, et les étapes ont été franchies une à une. " Il fallait une trentaine de licenciements pour sauver cent emplois, dit Christabelle Chollet, actuelle PDG, qui était alors directrice du personnel. On a établi la liste des licenciés, le business plan, monté le financement. Motiver les salariés pour se lancer en coopérative a été facile parce que la partie production croyait vraiment au projet. "

    Diverses aides ont permis de boucler la partie financière et, en janvier, <st1:personname productid="la SCOP Cepam" w:st="on">la SCOP Cepam</st1:personname> naissait. Tous les travailleurs ont une part, donc une voix ; ils ont élu le conseil d'administration, qui a choisi Mme Chollet. Tous les mois, une réunion regroupe le personnel pour l'informer de l'évolution des affaires.

    " Tout le monde est associé, on se sent plus concerné qu'avant, témoigne Patrice Fradin, qui fait la bise à la présidente, comme de nombreux autres travailleurs, quand elle passe dans les ateliers. S'il y a un petit problème, on le règle entre nous. Avant, c'était le chef qui décidait. " " Le personnel est supermotivé, dit Mme Chollet, j'en suis bluffée, les idées fusent de partout. En valeur humaine, j'obtiens 120 % ou 130 % de chacun. " L'enjeu, c'est de survivre. " On reste lucides et modestes, reconnaît Christabelle Chollet, on n'en est pas sortis. On dira qu'on est tirés d'affaire dans trois ans. "

    Groupe comme Chèque Déjeuner ou PME de province comme Cepam, les coopératives marquent leur grand retour : issues du mouvement socialiste du XIXe siècle, elles ont prospéré avant de décliner à partir des années 1930. Mais la flamme de l'idée d'une démocratie des travailleurs ne s'est jamais éteinte, et l'on compte en France 1 800 SCOP, employant plus de 40 000 " employés-patrons ".

    La plus grande coopérative du monde (machine-outil, électroménager, distribution, banque), Mondragon, en Pays basque espagnol, génère une activité de 15 milliards d'euros par an et démontre que la formule fonctionne même avec de très grandes entreprises. Les coopératives ont le vent en poupe : il s'en crée chaque année 300 en France. <st1:personname productid="La Confédération" w:st="on">La Confédération</st1:personname> générale des SCOP vient d'adopter un nouveau slogan : " La démocratie nous réussit. "

    Hervé Kempf


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  • le point de vue de NOURIEL ROUBINI

    Une reprise fantôme ?  

    Que nous réserve l’économie des Etats-Unis et du monde ? Cette question suscitait l’an dernier une polémique entre deux camps. L’un annonçait que les Etats-Unis auraient à faire face à une récession en V, de courte durée – huit mois, comme les récessions de 1990-1991 et de 2001 – et peu profonde, avec un découplage entre la conjoncture mondiale et le ralentissement américain. L’autre camp, dont j’étais, soutenait qu’étant donné les effets de levier excessifs (dans les ménages, les institutions financières et les entreprises), il fallait s’attendre à une récession en U, de longue durée – vouée à durer vingt-quatre mois environ – et profonde, sans découplage entre la conjoncture mondiale et le ralentissement américain.Aujourd’hui, cela fait vingt mois que les Etats-Unis sont plongés dans la récession – une récession devenue mondiale au cours de l’été 2008, avec un vaste recouplage. La thèse de la courbe en V et du découplage est tombée à l’eau. En soixante ans, c’est la pire récession que les Etats-Unis et le monde aient connue. Si, selon toute vraisemblance, les Etats-Unis en sortent à la fin de l’année, on pourra parler d’une récession trois fois plus longue et environ cinq fois plus profonde que les deux précédentes – en termes de repli cumulé de la production.Le consensus actuel chez les économistes est que la récession est déjà finie, que les Etats-Unis et le monde sont sur le point de renouer avec la croissance et qu’ils ne courent aucun risque de rechute. Malheureusement, ce nouveau consensus pourrait s’avérer tout aussi illusoire que l’a été le scénario des tenants de la courbe en V depuis trois ans. Les Etats-Unis enregistrent une augmentation du chômage, une baisse de la consommation, une persistance du recul de la production industrielle, et une faiblesse du marché immobilier : la récession est loin d’être finie. Un constat analogue dans bien d’autres économies avancées indique, comme aux Etats-Unis, que le fond, bien que proche, n’a pas encore été atteint. La plupart des économies émergentes ont beau renouer avec la croissance, leurs performances sont bien en deçà de leur potentiel.Toute une série de raisons font que les économies avancées risquent d’enregistrer une croissance anémique, bien en dessous des niveaux historiques, pendant encore deux ans au moins. La première raison est susceptible de créer un ralentissement de longue haleine : les ménages ont besoin de diminuer l’effet de levier et d’épargner davantage, ce qui provoquera une contraction à long terme de la consommation. Deuxième raison, le système financier – banques et institutions non bancaires – est dans un état grave. Le crédit, dont la croissance manque de solidité, ne pourra alimenter ni la consommation ni l’investissement. Troisième raison, les stocks excessifs constitués par les entreprises auront un impact négatif sur les profits, si la croissance reste anémique et si les poussées déflationnistes persistent. Résultat, elles sont loin d’accroître leurs dépenses d’investissement. Quatrième raison, les coups de levier qu’a donnés le secteur public, par le biais d’énormes déficits budgétaires et d’un endettement permissif, menacent d’inhiber l’investissement privé. Les effets de ces mesures d’incitation se dissiperont d’ici au début de l’an prochain, et le secteur privé devra consentir de plus gros efforts pour soutenir la croissance.On assiste aujourd’hui au tassement de la demande privée, notamment de la consommation, dans les pays qui ont une forte tendance à la dépense (Etats-Unis, Royaume-Uni, Espagne, Irlande, Australie, Nouvelle Zélande, etc.), tandis que sa progression n’est pas assez rapide dans les pays qui ont une forte tendance à l’épargne (Chine, Asie, Allemagne, Japon, etc.) pour enrayer la baisse des exportations nettes de ces pays. Il y a par conséquent une diminution de la demande globale induite par des stocks excessifs, qui entravera la solidité d’une reprise économique globale.Il y a également aujourd’hui deux raisons de craindre une récession en W. D’abord, la stratégie pour sortir de la politique de relâchement monétaire et budgétaire risque d’être bâclée parce que les responsables seront frappés d’anathème – qu’ils l’appliquent ou non. S’ils prennent au sérieux leurs déficits budgétaires (et la monétisation éventuelle de ces déficits), qu’ils augmentent les impôts, réduisent la dépense et épongent l’excédent de liquidités, ils risquent d’affaiblir encore davantage la reprise. Mais s’ils ne remédient pas à leurs énormes déficits budgétaires et continuent à les monétiser, les marchés obligataires se rebelleront tôt ou tard – une fois les forces déflationnistes atténuées. A ce stade, il faudra s’attendre à une poussée de l’inflation, à la hausse de la marge actuarielle des bons du Trésor, et la reprise en sera obstruée.La deuxième raison qui fait craindre une récession en W a trait au fait que le pétrole, l’énergie et la nourriture risquent de subir une augmentation plus rapide que ne le préconisent les fondamentaux économiques, et cette augmentation pourrait encore être aggravée par le mur de liquidité qui attire à lui les actifs, ainsi que par la demande de spéculation. L’an dernier, l’économie mondiale a basculé quand le baril de pétrole a atteint 145 dollars, provoquant une onde de choc qui a touché les Etats-Unis, l’Europe, le Japon, la Chine et l’Inde– tous les pays importateurs de pétrole. L’économie mondiale s’en remet à peine aujourd’hui et, si ces mêmes forces spéculatives devaient faire grimper le baril à 100 dollars, le choc d’une contraction pourrait lui être fatal.A la fin de l’année, cette sévère récession mondiale sera plus près de finir qu’elle ne l’est aujourd’hui, la reprise des économies avancées sera plus anémique que robuste, et la courbe en W se fera plus précise. L’amélioration de l’économie réelle n’est probablement pas mûre pour les rebonds des marchés – Bourse, matières premières et crédit – qui ont eu lieu dernièrement. Si tel est le cas, une correction ne devrait pas tarder.

    Nouriel Roubini est président de Roubini Global Economics et professeur d’économie à la Stern School of Business de l’université de New York.

    Cet article est publié en collaborationavec Project Syndicate.


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