• Le géant aux pieds d'argile

    Pierre Buhler

     

     

    PARIS – La "guerre des devises" qui commence va probablement dominer les discussions du sommet du G20 à Séoul. Elle doit être évaluée au regard de la nouvelle répartition des pouvoirs sur l'échiquier mondial – une répartition qui a évoluée en seulement deux ans, du fait de la première crise de l'économie mondialisée.

    Elle a laissé nombre de pays développés dans une situation économique si difficile qu'ils se débattent encore aujourd'hui pour se redresser. A l'opposé, après une courte phase de ralentissement, les pays émergeants sont parvenus à relancer le moteur de la croissance et progressent maintenant à toute allure, avec des taux de croissance impressionnants.

    Tout cela a eu également des conséquences financières et monétaires. Même si aucune devise n'est encore en position de remplacer le dollar au sein des réserves mondiales, ce "privilège exorbitant", ainsi que De Gaulle l'avait formulé, fait maintenant l'objet d'attaques en douce. En mars 2010, la groupe "ASEAN + 3" (les pays de l'ASEAN auxquels s'ajoutent la Chine, le Japon et la Corée du Sud) a créé un fonds d'aide d'urgence de 120 milliards de dollars dans le cadre de "l'Inititative de Chiang Mai". Cette fois-ci, contrairement à ce qui s'était passé en 1997, les USA n'ont même pas tenté de torpiller cet embryon de "Fonds monétaire asiatique".

    Après avoir bien réagi à la crise dans un premier temps, l'Europe est entrée dans une zone de tempête lorsqu'elle a été confrontée à la perspective d'un défaut de remboursement de la dette publique grecque. La "crise au sein de la crise" a mis en évidence la faible gouvernance de la zone euro et avivé les doutes quant à la viabilité d'une union monétaire comportant de telles différences en matière de compétitivité entre ses membres.

    La crise a aussi intensifié les problèmes politiques. Le Japon, sans doute le pays le plus touché par la récession mondiale, est confronté à une grave crise morale et démographique, ainsi qu'à  une crise de gouvernance - ce qui c'est traduit récemment par la perte de son statut de deuxième puissance économique mondiale au profit de la Chine. En Europe, les divergences entre les dirigeants ont mis en évidence le manque de solidarité pour défendre les idéaux européens et la persistance des égoïsmes nationaux, alors que depuis la fin de la Deuxième Guerre mondiale le projet européen s'était défini par leur refus.

    Enfin, la crise a ébranlé la domination idéologique de l'Occident. Dans les décennies précédentes, les crises financières naissaient dans les pays émergents, traités d'un ton moralisateur et condescendant par un Occident supposé "vertueux". Mais cette fois-ci, nourrie par le dogme de la résilience des marchés et leur capacité d'autocorrection, la tempête s'est formée au cour même de l'économie mondiale, les USA.

    La réaction naturelle reste souvent, comme dans le passé, de considérer l'économie américaine qui domine le reste du monde avec ses 14 000 milliards de PIB comme moteur du redémarrage économique de la planète. Il est vrai que les USA conservent un avantage en raison de leur capacité d'innovation, de leur avance technologique, de leur esprit d'entreprise et de leur optimisme indéfectible.

    Mais le doute va croissant. Le moteur économique de la planète qui pendant des décennies a joué le rôle de stabilisateur économique mondial semble être en difficulté. Une industrie civile de moins en moins compétitive, le fardeau des engagements militaires à l'étranger, la stagnation des salaires : tout cela indique que le géant américain est probablement fatigué.

    Le signe le plus inquiétant est néanmoins le poids croissant de la dette publique américaine – maintenant à hauteur de 95% du PIB - qui devrait atteindre 18 400 milliards de dollars en 2018 selon les estimations les plus prudentes du GAO (l'organe de contrôle indépendant des comptes publics du Congrès américain). Si l'on y ajoute le passif lié à la Sécurité sociale et à Medicare, les USA sont confrontés à un niveau de dette sans précédent en période de paix.

    Le coté paradoxal de la situation est qu'au moment où son pouvoir hégémonique tend à s'effacer, pour rester à flot l'Amérique doit compter de plus en plus sur des créanciers étrangers, en premier lieu la Chine. Malheureusement, la proverbiale pagaille politique de Washington ne laisse guère d'espoir de trouver une solution, ce qui ajoute à cette impression   d'un géant aux pieds d'argile.

    L'alternative à un monde dans lequel l'Amérique est garante de la prospérité et de la stabilité générale dans le cadre d'un ordre libéral est un monde de plus en plus conflictuel, dominé par le mercantilisme, le protectionnisme et des guerres de devises. Seul un accord multilatéral entre les principaux acteurs peut garantir un ordre mondial acceptable. Cette idée a fait des avancées fin 2008, quand le forum technique du G20 a été rapidement transformé en un sommet des chefs d'Etats, responsable de la gouvernance mondiale. Englobant toutes les grandes économies émergeantes, ce G20 rénové est détenteur d'une légitimité qui faisait défaut au G7.

    Mais le G20 pourra-t-il tenir ses promesses ? Ainsi que le chaos de la conférence de Copenhague sur le réchauffement climatique l'a amplement démontré en décembre, tant le nombre de membres autour de la table que les différences entre eux (y compris entre pays émergeants) ne présagent rien de bon pour l'avenir. La "guerre des devises" qui se déroule actuellement est encore un autre signe de ce désordre.

    Certes, ne serait-ce qu'en raison de sa puissance militaire et de ses nombreuses alliances, les USA resteront une grande puissance dans le futur prévisible. Si son orgueil démesuré et la crise ont sérieusement ébranlé la seule "hyperpuissance" de la planète, aucun ordre multipolaire n'a émergé pour remplacer "l'ère unipolaire" américaine. Les USA sont devenus une "puissance par défaut", parce que leur rival le mieux placé, la Chine, est comme elle le reconnaît elle-même loin d'être en position de parité économique ou militaire avec eux.

    Mais la supériorité militaire à elle seule ne peut conférer l'autorité, ce que le bourbier afghan rappelle quotidiennement. Après avoir réussi au lendemain de la Deuxième Guerre mondiale à intégrer l'Occident par la prospérité et la sécurité, l'Amérique doit commencer à dessiner les contours d'une nouvelle structure de leadership mondial.

    La tâche est encore plus impressionnante qu'après 1945, car aujourd'hui il faut réussir à intégrer dans un nouvel ordre international nombre de pays qui aspirent au rang de puissance mondiale tout en faisant preuve de la plus grande indépendance d'esprit. En tant que principal architecte de la mondialisation qui a suscité la prise de conscience planétaire de la nécessité de protéger les biens publics mondiaux, malgré leur lassitude, les USA doivent rassembler leurs forces créatrices.

    Pierre Buhler est un ancien diplomate français. Il a été professeur associé à Sciences Po à Paris.

    Copyright: Project Syndicate, 2010.
    www.project-syndicate.org
    Traduit de l’anglais par Patrice Horovitz

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  • Retour à Bretton Woods

     

    Alors que les chefs d'Etat et de gouvernements du G20 affirment vouloir définir un nouvel ordre monétaire international en empruntant la voie proposée sans succès par Keynes lors des accords de Bretton Woods en 1944, il est bon de rappeler le cadre au sein duquel les nations opèrent depuis 1971, en l'occurrence sur les décombres des accords historiques de 1944.

    Pourquoi parler de " décombres " ? Parce que les accords de Bretton Woods sont morts en 1971, quand le président américain Richard Nixon les dénonça et mit fin à la parité dollar-or, convenue en 1944. La situation était alors devenue intenable pour les Etats-Unis depuis une dizaine d'années déjà. En 1961, il avait fallu, pour maintenir la parité prévue initialement de 35 dollars pour une once d'or, créer un London Gold Pool rassemblant huit nations. Ce regroupement avait permis au système de survivre encore dix ans. Quand la Suisse puis la France réclamèrent aux Etats-Unis l'or correspondant aux dollars accumulés, Nixon s'exécuta... avant de fermer le robinet une fois pour toutes.

    Pourquoi le système mis en place en 1944 s'est-il effondré ? En raison du " dilemme de Triffin ", du nom de l'économiste Robert Triffin qui analysa le premier la contradiction qui le minait. Une nation gère sa monnaie en en maintenant le stock à la mesure de la richesse créée sur son territoire. Mais quelle quantité doit-elle en créer lorsque cette monnaie sert de référence au monde entier ? Elle doit en créer plus !

    Le seul moyen pour elle d'y parvenir est d'acheter à l'étranger davantage que l'étranger ne lui achète, autrement dit, d'avoir une balance commerciale des paiements déficitaire. Alors que la bonne gestion de sa devise comme monnaie domestique exige un équilibre de sa balance des paiements, une bonne gestion de sa qualité d'émettrice d'une monnaie de référence exige au contraire que celle-ci soit déficitaire. Aucun pays ne peut, bien entendu, jamais faire les deux. C'est là le " dilemme de Triffin ", qui dénonçait en 1961 " les absurdités associées à l'usage de devises nationales comme réserves internationales ".

    La parité or ayant été abandonnée en 1971, les Etats-Unis se sont retrouvés en possession d'une machine à créer de l'argent : la modération à laquelle ils étaient autrefois astreints n'était plus de mise. Les autres pays étant preneurs de dollars, pourquoi ne pas en créer à volonté ? C'est ce que M. Bernanke, président de la Réserve fédérale américaine (Fed), fit en 2009 à hauteur de 1 750 milliards de dollars, et c'est ce qu'il s'apprête à faire encore pour un nouveau millier de milliards de dollars. Mais dans l'après-Bretton Woods, la devise américaine vaut-elle ce que M. Bernanke suppose au nom des Etats-Unis ou bien ce que le reste du monde en pense ?

    Face à la machine à créer de l'argent des Etats-Unis, les autres nations se sont retranchées. La seule parade pour une autre devise consiste à lier son sort à celui du dollar, et c'est ce qu'a fait la Chine avec le yuan. En réponse, les Américains se sont braqués sur la valeur de celui-ci.

    Mais, en affirmant le vendredi 22 octobre à Gyeongju (Corée du Sud), au cours du G20 Finances, qu'une pacification des relations économiques entre nations doit se déplacer du domaine des devises à celui d'un équilibre de leurs comptes courants, et en proposant que ceux-ci ne puissent dévier de plus de 4 % du produit intérieur brut (PIB) - qu'il s'agisse d'un excès d'importations ou d'exportations -, le secrétaire du Trésor américain, Tim Geithner, a défini la problématique d'un nouvel ordre monétaire... à la façon de John Maynard Keynes en 1944 !

    Nous voilà donc enfin revenus à la bifurcation de Bretton Woods, enfin prêts à emprunter la bonne voie. Il s'agit maintenant d'aller résolument de l'avant.

    Paul Jorion

    économiste et anthropologue


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  • Le recul de l'Europe

    Pedro Solbes and Richard Youngs


     

    MADRID –  Les responsables politiques ont manifestement l'intention de réformer la gouvernance économique internationale. Pourtant l'UE n'a pas une approche cohérente à long terme de ce que le G20 qui se réunit ce mois-ci en Corée du Sud pourrait faire dans ce domaine.

    Pour sortir de la crise, le G20 s'est engagé à donner la priorité à la coopération multilatérale et à l'interdépendance. Pourtant la plupart des pays européens ont adopté des politiques qui dans leur esprit ne vont pas dans ce sens. L'UE n'a peut-être pas imposé des taxes douanières ou des quotas draconiens à l'importation, mais à l'intérieur même des frontières un protectionnisme important se manifeste sous forme de subventions, de plans de sauvetage, d'injonctions d'acheter la production nationale et de nouvelles limitations aux investissements directs étrangers. Global Trade Alert, un organisme de surveillance indépendant, a recensé plus de 300 mesures protectionnistes introduites récemment par les pays membres du G20.

    L'année dernière le G20 a promis d'aboutir à la conclusion du cycle de négociations de Doha sur le commerce international, mais l'UE n'a pratiquement rien fait en ce sens. Au sein de l'OCDE elle a refusé d'adopter de nouvelles mesures réglementaires pour faciliter les flux de capitaux destinés à être investis. Quant à la nouvelle Commission européenne présidée par José Manuel Barroso, elle comporte moins de membres favorables à l'économie de marché que lors de son premier mandat et la plupart des commissaires sont favorables à une réglementation plus souple de l'aide publique à la recherche et au développement. Même si le Marché unique n'est pas ouvertement sur la voie du démantèlement, de toute évidence il ne progresse pas.

    Enfin, les pays européens ont instrumentalisé le G20 en dirigeant vers des pays à revenu moyen en Europe ou dans son voisinage la plus grande partie des fonds destinés en principe par ce dernier à des plans de sauvetage. Or non seulement l'UE est sur-représentée au sein du G20, mais plutôt que de considérer ce groupe comme une avancée vers une collaboration multilatérale plus large et mieux équilibrée, elle l'a utilisé pour mettre la main sur les fonds destinés à des opérations d'urgence.

    En l'absence de coordination systématique des pays membres et des positions de la Commission, la présence d'un aussi grand nombre de pays européens au sein du G20 est injustifiée. L'UE n'a pas dit grand chose sur le type de gouvernance et de normes qui devrait guider les débats sur le rééquilibrage pourtant si nécessaire entre pays excédentaires et pays déficitaires. Chaque pays s'est emparé de la moindre mesure en faveur de relâchement de la législation favorable à son propre redémarrage économique à court terme.

    Le temps où la croissance de l'Occident se faisait en exploitant les excédents des pays émergeants tire à sa fin. Elle se fera au sein même des pays en développement qui devraient éviter de construire une économie tournée exclusivement vers l'exportation. Mais l'influence de l'UE sur la réévaluation chinoise a été pratiquement nulle. Il faut que cela change.

    Considérés dans leur ensemble, tous ces éléments et ces défauts mettent sérieusement en doute la prétention de l'UE à mener le débat sur une reforme en profondeur de la gouvernance économique mondiale. Les pays européens répètent comme un mantra qu'ils sont partisans d'un "multilatéralisme efficace", mais ils n'ont pas de stratégie globale pour traduire cela en une politique cohérente.

    Pour les pays européens, la réforme de la gouvernance se limite à une question de nombre de sièges et de voix au sein des organisations internationales. Ce n'est que maintenant qu'ils reconnaissent à contre-cour la nécessité de diminuer leur sur-représentation dans les organisations multilatérales. Ils ont finalement admis que cela nuit à l'influence de l'UE, car cela incite les autres puissances à s'engager sur la voie d'engagements bilatéraux.

    On discute pour savoir dans quelle mesure l'Europe doit renoncer à sa position privilégiée dans les organisations multilatérales, mais cela se fait sans vision à long terme. Ainsi la crise financière n'a pas entraîné les pays membres à harmoniser leurs systèmes de régulation financière, une omission qui milite contre une vision européenne commune du réaménagement de la coopération financière internationale.

    Au lieu de cela, après la crise l'UE a décidé de donner la priorité aux grandes relations bilatérales. Elle a lancé un partenariat stratégique avec le Brésil, le Canada, la Chine, l'Inde, le Japon, le Mexique, la Russie, l'Afrique du Sud, les USA, l'Union africaine et l'OTAN. La plupart de ces partenariats manquent de contenu géopolitique et leur simple nombre déprécie leur valeur aux yeux des différents partenaires. Un ensemble de nouveaux accords commerciaux bilatéraux est également en négociation.

    La précipitation en faveur d'accords bilatéraux est peut-être compréhensible du fait de la recherche de résultats rapides et du désir de contrôler l'évolution de la situation internationale. Mais le coût en est élevé, dans la mesure où ce type d'accord va à l'encontre du multilatéralisme qui est en général profitable à l'UE. Comment peut-elle attendre des autres puissances qu'elles appliquent les principes du multilatéralisme, alors qu'elle les ignore ?

    Le reste du monde considère de plus en plus le multilatéralisme de l'UE comme le moyen pour elle de légitimer ses interventions dans les affaires de pays faibles et d'empêcher l'interférence des puissances montantes dans ses propres affaires. Les pays européens sont aussi inconstants dans leurs alliances que des pays supposés moins respectueux des principes.

    Alors que la poussière soulevée par la crise financière retombe et que la tendance semble être à un axe sino-américain comme moteur de l'économie mondiale, l'Europe est manifestement en position défensive. Au lieu de redessiner les contours de la structure de gouvernance mondiale, elle a été réduite à adopter des positions d'arrière-garde pour tenter de freiner sa propre perte de stature.

    Elle semble croire que le monde sera un lieu de rivalité des grandes puissances et que cela exige une approche de la gouvernance mondiale en terme de rapports de force. En réalité plusieurs dynamiques différentes sont à l'ouvre, elle peut encore participer à la construction du monde émergeant post-occidental, plutôt que de s'y résigner passivement.

    Mais elle risque de se montrer servile dans sa recherche de nouvelles alliances, comme si c'était simplement une affaire de gain à court terme, sans une idée claire quant à la manière dont ces alliances s'accordent avec les valeurs qui selon elle devraient servir de guide pour remodeler la gouvernance mondiale. La France va prendre la présidence du G20 après le sommet de Séoul, elle doit agir rapidement pour redresser la barre.

    Pedro Solbes a été ministre de l'Economie et des Finances de l'Espagne et commissaire européen aux Affaires monétaires. Il est actuellement président d'un cercle de réflexion basé à Madrid, la Fundación para las Relaciones Internacionales y el Diálogo Exterior (FRIDE).

    Richard Youngs est directeur général de la FRIDE.

    Copyright: Project Syndicate/Europe’s World, 2010.
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    Traduit de l’anglais par Patrice Horovitz

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  • Attention au lion blessé

    Kenneth Rogoff


     

    CAMBRIDGE – Les dirigeants du G20 qui raillent la proposition américaine visant à fixer des limites chiffrées aux déséquilibres commerciaux jouent avec le feu. Ce n'est pas tant une proposition que lancent les USA, qu'un appel à l'aide.

    Selon un récent rapport conjoint du Fonds monétaire international et de l'Organisation internationale du travail, le quart de la hausse du chômage enregistrée depuis 2007 (30 millions de personnes à travers le monde) a eu lieu aux USA. J'ai prévenu il y a longtemps que cette situation pouvait se prolonger. Si c'est le cas, cela pourrait entraîner d'énormes tensions au sein du commerce mondial. La colère des électeurs exprimée lors des élections de mi-mandat aux USA pourrait alors n'être que la partie émergeante de l'iceberg.

    Des mesures protectionnistes, par exemple sous la forme de taxes douanières élevées sur les importations chinoises, seraient profondément autodestructrices, même sans tenir compte des inévitables mesures de rétorsion qui suivraient. Ne nous trompons pas : chaques jour qui passe, la situation est davantage propice à des mesures économiques populistes.

    Face à l'embourbement de l'économie, le nouveau Congrès américain est à la recherche de boucs-émissaires. Avec un président qui remet parfois ouvertement en question l'adhésion idéologique rigide au libre-échange, tout est possible, notamment à l'approche de l'élection présidentielle de 2012. Si les tensions commerciales devaient s'aviver, les dirigeants politiques pourraient considérer dans l'avenir la "guerre des devises" d'aujourd'hui comme une simple escarmouche dans une confrontation de bien plus grande ampleur.

    A la lumière des difficultés de l'Amérique, sa proposition de traiter le problème sans fin des déséquilibres internationaux devrait être considérée comme un geste constructif. Plutôt que de revenir inlassablement sur la sous-évaluation de la devise chinoise liée au dollar, seulement une petite partie du problème, les USA demandent de l'aide pour ce qui compte vraiment, le cour du problème.

    Les déséquilibres commerciaux sont en partie la manifestation de tendances économiques à long terme de plus grande envergure, telles que le vieillissement de la population allemande, l'insuffisance de la protection sociale en Chine et les préoccupations légitimes au Moyen-Orient quant à la disparition des revenus du pétrole. Il est très difficile à un pays de limiter ses surplus commerciaux : les incertitudes sont trop grandes, que ce soit en termes macroéconomiques ou en termes de mesure.

    Par ailleurs il est difficile de voir comment une institution – même le FMI, ainsi que le proposent les USA – pourrait imposer une limite aux excédents commerciaux. Il n'a que peu d'influence sur les grands pays qui sont au cour du problème.

    Aussi, même si les dirigeants de la planète concluent qu'ils ne peuvent adopter des objectifs chiffrés, ils doivent reconnaître les difficultés que le libre échange occasionne aux USA. D'une manière ou d'une autre, ils devraient les aider à accroître leurs exportations. Heureusement les marchés émergeants ont un potentiel d'action important.

    L'Inde, le Brésil et la Chine par exemple continuent à exploiter la réglementation de l'Organisation mondiale du commerce qui leur permet de n'ouvrir que très lentement leur marché intérieur aux produits des pays développés, tandis qu'ils accèdent sans restriction aux marchés des pays riches. Leur laxisme dans l'application du droit de propriété intellectuelle exacerbe considérablement le problème et entrave l'exportation des logiciels et des films américains.

    Un effort déterminé des pays émergeants qui ont des excédents commerciaux en vue d'accroître leurs importations en provenance des USA (et d'Europe) serait bien plus efficace à long terme pour réduire les déséquilibres du commerce mondial que le recours à une modification du taux de change ou à des mesures budgétaires. Les marchés de ces pays sont devenus trop gros et trop importants pour les laisser appliquer leur propre réglementation commerciale. Leurs dirigeants doivent défendre autrement leur intérêt national et encourager la concurrence étrangère.

    A juste titre l'Allemagne peut dire qu'elle a suivi une attitude de relatif "laisser-faire" en ce qui concerne le commerce international et qu'elle ne doit pas être sanctionnée, en dépit de ses excédents chroniques. Après tout elle n'a guère élevé la voix quand l'euro a grimpé récemment. Néanmoins, elle est l'un des grands gagnants du libre-échange mondial et elle a les moyens de réduire ses excédents, par exemple en poussant à la déréglementation de ses marchés des produits, très rigides.

    Au vu de tous les récents défis économiques, la fermeté des USA dans leur défense du libre-échange est remarquable. Même dans les cas où sa rhétorique a pu être ambigue, sa politique économique est restée fondamentalement libérale.

    Considérons les négociations sur l'ouverture des marchés entre les USA et la Colombie, en souffrance depuis longtemps. Bien que ce ne soient pas les débats parlementaires qui permettent de le savoir, la principale conséquence d'un accord serait de diminuer les taxes douanières que la Colombie impose aux produits américains, et non le contraire. En pratique les produits colombiens bénéficient déjà d'un libre accès au marché américain et les consommateurs colombiens auraient énormément à gagner à l'ouverture de leurs marchés aux produits et services américains. Cela ne s'est pas fait – c'est l'un des nombreux exemples des obstacles auxquels sont confrontées un peu partout dans le monde les entreprises américaines. Ces obstacles doivent disparaître.

    C'est peut-être la dernière décennie de l'hégémonie économique américaine. La Chine, l'Inde, le Brésil, ainsi que les autres pays émergeants, montent en puissance. La transition va-t-elle se faire sans heurt et aboutir à une économie mondiale plus équitable et plus prospère ?

    Même si l'on peut espérer que ce ne sera pas le cas, l'ornière dans laquelle se trouvent les USA pourrait devenir un problème pour le reste du monde. Ils ont un taux de chômage élevé, ils sont allés à l'extrême de ce qui est faisable en terme de politique budgétaire et monétaire. Doper les exportations serait la meilleure solution, mais ils ont besoin d'aide. Sinon, les conflits commerciaux qui couvent pourraient renverser brutalement le cours de la mondialisation. Ce ne serait pas la première fois.

    Kenneth Rogoff est professeur d’économie et de sciences politiques à l’université de Harvard. Il a été économiste en chef du FMI.

    Copyright: Project Syndicate, 2010.
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  • Trois points d'inquiétude (5/5)


     

    Partie d’un déséquilibre majeur entre l’offre et la demande de biens à l’échelle mondiale, d’un excès d’épargne et d’une explosion de liquidités, la crise n’est aujourd’hui pas finie.

    Trois points nous paraissent être au cœur des difficultés non résolues. Tout d’abord, le marché interbancaire n’a pas retrouvé son fonctionnement d’avant. C’est tout simplement le signe que le système bancaire mondial doute de lui-même. Et puis, les dettes souveraines, du moins certaines d’entre elles, demeurent le risque le plus important pour l’économie mondiale car le défaut d’un pays entraînerait une hausse brutale des taux d’intérêts à long terme et serait à l’origine d’un krach obligataire. Enfin, les tensions monétaires qui existent entre les principales puissances économiques risqueraient d’entraver la nécessaire entente qui doit exister pour relancer l’économie mondiale. Ce sont ces trois risques qu’en conclusion nous souhaitons illustrer.

    1. Une liquidité bancaire toujours en question

    Un discours rassurant est en train de s’installer un peu partout, celui d’un assainissement réglé du système bancaire mondial. Les nouvelles normes de réglementation issues de Bâle III vont restaurer une confiance durable dans les systèmes bancaires. Le financement de l’économie repartirait sur des bases plus saines où les excès passés seraient contrôlés et limités. Le seul problème, dans ce discours, c’est qu’il n’est pas auto-réalisateur. En réalité, les positions des opérateurs sont toujours aussi négatives. Il suffit pour s’en rendre compte de regarder les évolutions des indices iTraxx des financières. Le graphique ci-dessous montre à quel point l’aversion pour le risque bancaire reste très importante tant pour les dettes seniors que pour les dettes subordonnées. Après un pic en 2009, on peut voire que l’indice reste élevé et largement au-dessus de la période 2004-2007.

    Source : Bloomberg

     L’abondance des liquidités couplées à un taux de défaut bas des émissions des sociétés non bancaires/industrielles montre que la compression des spreads a été importante et que très probablement les investisseurs ont privilégié ces instruments au détriment des emprunts d’Etat et des actions du fait des exigences exagérées en fonds propres de la part de Solvency II et Bâle III.

    On peut constater sur ces 12 derniers mois que le secteur bancaire, qui a le plus souffert de la crise, est celui qui s’est le plus fortement redressé en 2010. Cependant, cela ne signifie pas que tous les systèmes bancaires domestiques sont sortis d’affaire. En effet, l’écart des spreads entre les entreprises financières et industrielles reste significatif. La stabilité du risque supérieur adossé aux financières montre bien  le caractère structurel de la méfiance envers le système bancaire. Pour les opérateurs, les banques n’ont pas encore effectué les restructurations nécessaires au rétablissement de la confiance du secteur bancaire.

    Source: Bloomberg

     Si on compare la liquidité interbancaire entre les marchés européens et américains, on constate que les swap spreads sont revenus à un niveau quasi normal aux Etats-Unis alors qu’il restent encore élevés en Europe. Ceci est probablement lié au fait que les difficultés des systèmes bancaires irlandais, grec, espagnol et allemand sont différentes. Les difficultés de certains de ces pays de la zone euro se retrouvent dans les niveaux de primes de risques des Credit Default Swap (CDS) à 5 ans.

    Evolution des Swaps Spreads en Europe et aux Etats-Unis:

    2. L’augmentation des risques souverains

    Les primes de risques sur les CDS à 5 ans de la Grèce ont atteint les 1.000 points de base. Les marchés spéculent sur une restructuration de la dette grecque. C’est pour cela qu’ils choisissent les dettes à maturité élevée au détriment des dettes à 1 ou 2 ans. Les primes payées par la Grèce sur la dette à 5 ans sont moins importantes que celles payées sur les dettes à échéance plus courte. Les déficits ne touchent pas que les pays méditerranéens, puisque l’Irlande vient d’annoncer un déficit de 32% pour 2010.

    L'évolution de la dette grecque: CDS pays à 5 ans

    Source: Bloomberg

    3. Une guerre des monnaies

    Cette crise ne finit pas d’en finir. Elle s’est étendue à l’ensemble du marché financier et elle pourrait retrouver ses origines d’économie réelle dans une guerre des monnaies dont les conséquences seraient incalculables.

    Depuis septembre, l’euro s’est apprécié face à toutes les autres devises. En septembre, l’annonce de la FED du rachat progressif de dettes libellées en euros a provoqué une flambée de 12% de ce dernier face au dollar. De manière parallèle, la banque centrale du Japon a émis des inquiétudes face au rachat de bons du Trésor japonais par les Chinois.

    L’incapacité des banques centrales européenne et japonaise à contrôler leur taux de change fait transparaître un réel rapport de force. Les relations entre Pékin et Washington étant toujours très tendues au sujet de la réévaluation peu probable du yuan, les deux superpuissances monétaires mettent sous pression leurs partenaires commerciaux respectifs.

    L’appréciation du yen et de l’euro ont des conséquences très néfastes pour la croissance qui se traduisent par un risque de rechute pour un Japon sortant de 30 ans de déflation et une perte de compétitivité pour les européens.

    L’attitude des banques centrales est donc sans équivoque. Ne pouvant s’affronter sur les marchés commerciaux car trop dépendant les uns des autres, les pays se combattent sur les changes afin d’obtenir l’avantage de la compétitivité prix. La réévaluation récente du yuan ne doit pas être analysée comme une inflexion de Pékin face aux Américains mais le souci  de favoriser une consommation intérieure encore trop faible.

    Jean-Hervé Lorenzi

    Bibliographie

    • «Est-il encore temps d’éviter une crise financière majeure», La crise financière: causes, effets et réformes nécessaires, H.Elbaz, J.H. Lorenzi, Les Cahiers Le Cercle des économistes,  éditions puf, avril 2008.
    • «De la bad à la good bank», Quelles perspectives pour les banques?, H.Elbaz, J.H. Lorenzi, Les Cahiers Le Cercle des économistes, éditions puf, 2009.
    • «Financer la relance mondiale:  des bulles à l’économie réelle, H.Elbaz, J.H. Lorenzi, Les Cahiers Le Cercle des économistes, éditions puf janvier 2009
    • L’innovation au cœur de la nouvelle croissance, J.H. Lorenzi, A. Villemeur, Economica, mai 2009. 
    • 10 questions à propos de la crise des prêts subprimes, Revue de la Stabilité Financière, Barry Eichengreen, Février 2008
    • Le capital-investissement et la croissance mondiale (rapport du CAE 2008) J. Glachant, J.H. Lorenzi et Ph. Trainar
    • The Eclipse of the Public Corporation, Harvard Business Review, September / October 1989, pp. 61-74

    Lien : La guerre des monnaies, dernière étape de la crise


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