• Armistice dans la guerre des monnaies au G20 Finance

    Réunis en Corée du Sud, les ministres de l'économie ont décidé d'une profonde réforme de la gouvernance du FMI

     

     

    Les ministres des finances du G20 réunis à Gyeongju (Corée du Sud) devaient parvenir, samedi 23 octobre, à débloquer le débat sur les niveaux des taux de change que le ministre des finances brésilien Guido Mantega avait appelé une " guerre des monnaies ". C'est une bonne surprise : les pays participants ayant pris la précaution de prédire, avant l'ouverture des travaux, qu'une avancée leur semblait impossible !

    En effet, les pays dont la balance courante ou la balance des paiements est excédentaire se sont efforcés, dans le désordre, d'empêcher leur monnaie de monter par rapport au dollar, notamment la Chine, le Japon ou le Brésil. Cette réaction a provoqué la colère des Américains, des Européens et de nombreux pays asiatiques menacés de voir leurs produits devenir trop onéreux donc beaucoup moins compétitifs.

    En arrivant à Gyeongju, les Américains avaient modifié significativement leurs positions. Au lieu d'entonner leur traditionnel refrain sur la nécessité pour la Chine de réévaluer son yuan, Timothy Geithner, secrétaire d'Etat au Trésor, a proposé de discuter des déséquilibres des balances courantes. " Les pays du G20 ayant des excédents persistants doivent entreprendre des réformes structurelles, budgétaires et de politiques de taux de change pour renforcer les sources intérieures de croissance et soutenir la demande mondiale ", avait-il écrit dans une lettre.

    Les Coréens voulant que des chiffres soient mis sur la table, il a été discuté la possibilité de limiter progressivement la fluctuation des excédents (et des déficits) en la matière à + 4 % et - 4 % de leur produit intérieur brut (PIB). Evidemment, les pays situés en dehors de cette fourchette, Chine, Allemagne, Arabie saoudite notamment, n'ont pas été d'accord, plaidant que leur débord s'expliquait par les spécificités de leurs économies. Ils ont réclamé des exceptions.

    Samedi en début de matinée, les ministres des finances s'acheminaient vers un appel à ne pas utiliser les changes pour fausser les règles du jeu commercial, mais surtout vers un nouveau mandat confié au Fonds monétaire international (FMI) pour qu'il évalue publiquement les causes des déséquilibres macroéconomiques sous-jacents (déficits budgétaires, politiques monétaires, taux de change) qui empêchent les ajustements naturels des monnaies. La question brûlante du taux de change ne serait plus un préalable, mais un aboutissement.

    On est encore loin d'un accord en bonne et due forme et il appartiendra aux chefs d'Etat et de gouvernement du G20 qui se réuniront à Séoul, le 11 et le 12 novembre, de progresser dans la mise au point d'un code de bonne conduite.

    Les ministres des finances sont aussi parvenus à s'entendre sur la gouvernance du FMI qui, selon les termes de Dominique Strauss-Kahn, son directeur général, représente " la plus importante réforme jamais adoptée du Fonds ". Ils sont tombés d'accord pour transférer non pas, comme le G20 de Pittsburg l'avait demandé 5 % des quotas et des droits de vote " des pays avancés, vers les pays émergents dynamiques ", mais plus de 6 %. Un nouveau transfert des quotas interviendrait d'ici 2014.

    Parmi les dix poids lourds du Fonds, figureraient à l'issue de ce transfert les Etats-Unis et le Japon en tête, les " Bric " (Brésil, Russie, Inde, Chine) et quatre Européens (Allemagne, France, Italie, Grande-Bretagne), la Chine prenant la troisième place devant l'Allemagne.

    Les Européens, qui occupent actuellement neuf sièges sur vingt-quatre au conseil d'administration du FMI, ont accepté le principe d'en céder deux. Les modalités ne sont pas encore connues, mais cette cession pourrait se faire sous une forme tournante.

    Enfin, on est tout proche d'un accord sur un doublement de la taille des quotes-parts (actions) du Fonds. Cette mesure technique aurait pour avantage de transformer en fonds propres une partie des 500 milliards de dollars de promesses de prêts que le G20 de Londres avait consenti au Fonds pour lui permettre de se porter au secours des pays mis en difficulté par la crise. Il s'agit d'une consolidation des moyens d'action du FMI qui disposerait ainsi de ressources moins contingentes que des prêts.

    Le dossier de l'élargissement de la gamme des assurances qu'il proposera aux pays menacés par une crise de changes ou de liquidités est toujours en discussion. Les Coréens sont très demandeurs de lignes de crédits automatiques pour les pays les mieux gérés, afin de leur éviter l'humiliation de devoir demander au FMI une aide forcément conditionnelle. Certains pays (Japon, Allemagne) redoutent que cette automaticité n'incite au laxisme.

    Alain Faujas


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  • Le yuan, les Américains et nous

     

    La Chambre des représentants est montée une fois de plus au créneau contre la sous-évaluation du yuan, accusée de déséquilibrer le commerce international, entre une Chine qui exporte trop et des Etats-Unis incapables de freiner leur consommation. Pour que la Chine change réellement de modèle de développement, une pression extérieure est probablement indispensable, notamment de l'Union européenne.

     

    Le 29 septembre dernier, la Chambre des représentants a adopté une loi autorisant le gouvernement américain à augmenter les droits de douane sur les produits chinois. Les élus américains ont en effet estimé que le taux de change du yuan était maintenu artificiellement bas par les autorités chinoises, ce qu'ils ont assimilé à une action de dumping. Ce vote marque une étape supplémentaire importante dans le bras de fer engagé depuis de longs mois déjà entre les Etats-Unis et la Chine, même si cette loi n'entrera pas en vigueur dans l'immédiat. Pour cela elle doit en effet encore être approuvée par le Sénat américain, ce qui ne sera vraisemblablement pas le cas avant les élections du 2 novembre prochain. Le déficit des échanges entre la Chine et l'Europe est devenu aussi important que celui entre les Etats-Unis et la Chine. Pourtant, contrairement à ce qui se passe outre-Atlantique, le silence des autorités européennes reste assourdissant sur cette question centrale pour le rétablissement des équilibres macroéconomiques mondiaux.

    Depuis trente ans la Chine s'est développée à une vitesse impressionnante. Et tant mieux si le cinquième de l'humanité réussit enfin à sortir de la misère et de la pauvreté. Cela nous pose bien sûr des problèmes supplémentaires pour l'accès à des ressources rares présentes sur Terre en quantité limitée comme le pétrole ou le gaz, que nous avions pris la mauvaise habitude de monopoliser à notre seul usage. L'accès progressif de 1,3 milliard de Chinois à notre mode de vie, implique également une aggravation sensible des atteintes à l'environnement compte tenu des gaspillages qu'il entraîne. Il n'y a cependant sur ce plan aucune raison de reprocher quoi que ce soit au peuple chinois ni à ses dirigeants, même si le développement de l'économie chinoise rend plus urgente encore l'obligation, où nous étions de toute façon, de transformer de fond en comble notre mode de vie au cours des prochaines décennies.

    Là où, en revanche, il est légitime de demander aux autorités chinoises de corriger le tir, c'est quand on constate que le développement de la production de l'empire du Milieu excède de plus en plus celui de la consommation chinoise. Ce qui se traduit par l'accumulation d'excédents extérieurs colossaux. Cet excès de production chinoise a en effet pour conséquence directe un recul de la production, et donc du chômage supplémentaire, dans les autres pays. Indirectement ces déséquilibres commerciaux ont aussi joué un rôle central dans la crise financière récente puisqu'ils sont la contrepartie en particulier de l'endettement croissant des ménages américains.

    Les autorités chinoises promettent depuis plusieurs années déjà de rééquilibrer leur modèle de croissance au profit du développement du marché intérieur. Et c'est aussi une aspiration de plus en plus nette du peuple chinois lui-même, qui constate qu'il ne profite pas autant qu'il le devrait de l'impressionnant développement de la production chinoise. Pourtant, ce rééquilibrage progresse très lentement. Le plan de relance mis en œuvre en Chine en 2009 l'a même plutôt fait régresser puisqu'il a surtout consisté à relancer les industries exportatrices chinoises. Et cette difficulté n'est pas surprenante. Les Américains doivent apprendre à consommer moins et à épargner plus, tandis que les Chinois doivent consommer plus et épargner moins. Le chemin que les Américains doivent parcourir semble beaucoup plus difficile à suivre que celui que les Chinois doivent emprunter. Mais cette impression est trompeuse : en Chine, le lobby des industriels exportateurs est aujourd'hui très puissant. C'est dans ce secteur que les caciques du Parti se sont reconvertis et sont devenus milliardaires. Ils n'ont aucun intérêt à laisser le yuan se réévaluer ni les salaires de leurs employés augmenter. Et ils ont aujourd'hui encore les moyens politiques de s'y opposer dans un pays qui reste une dictature dirigée par une oligarchie n‘ayant plus de communiste que le nom.

    Conclusion : pour que la Chine change réellement de modèle de développement, une pression extérieure est probablement indispensable. C'est elle qu'ont commencé à exercer les politiques américains. Une fois de plus, les responsables européens sont, en revanche, totalement absents de ce débat central pour l'avenir du monde : chaque dirigeant européen préfère faire, pour le compte des industriels de son pays, des risettes aux dirigeants chinois dans l'espoir de décrocher quelques contrats plutôt que de chercher à dégager une position commune au niveau de l'Union. Moyennant quoi, il n'est pas improbable que le bras de fer sino-américain se termine par un compromis sur le dos des Européens : la limitation progressive du déficit sino-américain étant compensée par une aggravation du déficit sino-européen… Un mouvement qu'on observe déjà ces dernières années.


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  • Oui, les jeunes seront bien victimes de la réforme des retraites

     

    Face à la mobilisation croissante des lycéens et étudiants, les défenseurs de la réforme des retraites affirment que le report de l'âge minimal de départ en retraite n'aggraverait pas le chômage des jeunes. Ils ont malheureusement tort, au moins à court terme…

     

    Les défenseurs de la réforme ont raison d'insister sur la complexité du lien entre âge de départ en retraite et niveau d'emploi. Il n'y a rien d'automatique en effet à ce qu'un emploi libéré par le départ d'un senior soit occupé par un jeune. Ce départ peut aussi être l'occasion pour une entreprise de supprimer l'emploi en question, voire de délocaliser toute une activité si, par exemple, de nombreux « baby boomers » partent en retraite en même temps… Dans de tels cas de figure, retarder le départ des personnes concernées aurait pour résultat de préserver des emplois dans l'immédiat, même si ce ne sera sans doute que très provisoire… De plus, tous les économistes conviennent qu'à long terme le niveau de l'activité économique tend à s'ajuster à celui de l'offre de travail.

    Autrement dit : si les seniors restent plus longtemps en emploi, on finira bien par trouver autre chose à faire faire aux jeunes qui arrivent sur le marché du travail. Et donc, au final, il y aura à la fois plus d'activité économique et d'emplois. Certains pays, parviennent en effet à avoir des taux d'emplois élevés tant pour les seniors que pour les jeunes. Et pas seulement les plus libéraux et les plus inégalitaires, puisque cela concerne notamment les pays scandinaves. Cet ajustement n'a cependant rien d'automatique : en France cela fait déjà trente ans qu'on n'a toujours pas trouvé quoi faire faire à 10 % de la population active…

    De plus, à long terme nous sommes tous morts comme le rappelait fort justement John Maynard Keynes. Or, ce qui, sous certaines conditions, peut être vrai à long terme ne l'est en tout cas certainement pas à court terme : dans l'immédiat la hausse de la population à la recherche d'un emploi engendrée par le recul de l'âge de départ en retraite va bien se traduire par des difficultés supplémentaires pour les jeunes. C'est d'ailleurs un phénomène qu'on a déjà observé depuis le début de la crise. Les réformes des retraites antérieures ainsi que le durcissement des conditions d'accès à la Dispense de recherche d'emploi pour les chômeurs et au dispositif « Carrières longues » mis en place en 2003 pour les retraites anticipés, ont déjà entrainé un recul sensible de l'âge de départ des seniors.

    Du coup, et aussi du fait de l'arrivée dans cette tranche d'âge de générations nombreuses, on a assisté depuis deux ans à une hausse significative de l'emploi des 55-64 ans (+ 274 000 personnes entre le 2ème trimestre 2008 et le 2ème trimestre 2010 selon les chiffres de l'enquête emploi), malgré une crise sans précédent depuis 1929 qui a causé la perte de 500 000 emplois dans le secteur concurrentiel. Tandis que, a contrario, l'emploi des jeunes de 15 à 29 ans, déjà très faible en France, reculait lui nettement (- 133 000 personnes entre le 2ème trimestre 2008 et le 2ème trimestre 2010). Une tendance qui devrait donc se poursuivre et s'aggraver si la réforme des retraites proposée par le gouvernement est adoptée.

    Le choix implicite fait avec cette réforme est bien d'avoir, dans l'immédiat, moins de retraités et plus de chômeurs, notamment chez les jeunes. Sur le plan des comptes publics, un tel choix est d'ailleurs rationnel : un chômeur, surtout s'il est jeune et n'a pas encore travaillé, coûte beaucoup moins cher à la collectivité qu'un retraité. Mais pour l'avenir du pays, il est difficile de considérer que ce calcul cynique puisse être un choix optimal.


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  • Le destin de Fannie Mae et Freddie Mac suspendu à la reprise de l'immobilier

    Les deux géants américains du crédit hypothécaire ont encore besoin de 73 à 215 milliards de dollars
    New York Correspondant
     

    Record battu ! Triste record que celui du montant maximal du " renflouement " par les pouvoirs publics américains que détenait jusqu'ici l'assureur AIG, recapitalisé par l'Etat fédéral à hauteur de 190 milliards de dollars. Jeudi 21 octobre, l'Agence fédérale de financement du logement (FHFA), autorité de tutelle des deux géants du refinancement du crédit immobilier aux Etats-Unis, Fannie Mae et Freddie Mac, a annoncé que leur maintien à flot nécessiterait l'injection de 73 à 215 milliards de dollars (52,3 à 154 milliards d'euros) supplémentaires sur trois ans.

    Les chiffres de la FHFA résultent d'une " étude de résistance " (stress test) menée en fonction de trois simulations prenant en compte l'évolution des prix de l'immobilier, la perspective de croissance et le risque de retombée de l'économie américaine en récession. Sa conclusion : l'option la plus favorable (stabilité des prix de l'immobilier) nécessiterait 73 milliards de dollars supplémentaires ; la plus pessimiste, qui envisage un effondrement des prix immobiliers de 25 % d'ici à fin 2011, atteint 215 milliards ; la médiane (recul de 5 % à 10 % des prix) se situe entre ces extrêmes. Fannie Mae et Freddie Mac ayant jusqu'ici perçu 148 milliards de dollars, l'investissement public dans leur sauvetage, depuis leur mise sous tutelle publique en septembre 2009, pourrait donc atteindre la somme maximale irréelle de 363 milliards de dollars en cinq ans : sept fois le renflouement de General Motors !

    Chiffres monumentaux

    Ces deux organismes ont eu historiquement un caractère hybride particulier : parfaitement privés et cotés en Bourse, ils protégeaient les prêts immobiliers octroyés par les banques et les sociétés de crédit soit en les rachetant directement, soit en les garantissant. De ce fait, ils bénéficiaient d'un statut d'" entité sous parrainage public " avec possibilité d'emprunter eux-mêmes à taux préférentiel. Lorsque la bulle des subprimes a explosé, Fannie et Freddie détenaient 45 % des 12 000 milliards d'encours des prêts immobiliers aux Etats-Unis. Très actives dans le lobbying au Congrès, elles avaient également énormément investi dans le marché boursier des subprimes.

    Ce sont les conséquences d'une gestion soumise aux aléas des marchés de deux mastodontes privés censés protéger l'intérêt général qui sont aujourd'hui en débat aux Etats-Unis. Les projections de la FHFA, a indiqué son président, Edward DeMarco, sont " destinées à donner aux décideurs politiques et à l'opinion les données utiles " pour fixer l'avenir de Fannie Mae et Freddie Mac. L'administration Obama devrait déposer en janvier 2011 un projet prévoyant leur refonte complète. En attendant, l'Etat leur a demandé de voler plus encore au secours des banques détentrices de titres hypothécaires " pourris " et surtout d'oeuvrer au desserrement du crédit, auquel les banquiers rechignent. De sorte qu'elles détiennent désormais la moitié de l'encours des emprunts immobiliers et qu'elles ont financé 62 % des emprunts débloqués durant les six premiers mois de cette année, selon l'organisme Inside Mortgage Finance. Incidemment, elles ont évité un effondrement encore plus énorme du secteur immobilier, hantise de la Maison Blanche.

    Bien que " couverts " sans limite par le Trésor depuis fin 2008, ces deux sociétés sont tenues de rembourser à l'Etat les avances perçues pour éviter la faillite. Fannie et Freddie ont déjà restitué 13 des 148 milliards de dollars reçus. Selon la FHFA, après restitution des fonds sur les années à venir, le coût de leur renflouement pour le Trésor américain se situerait à terme autour de 150 milliards de dollars.

    Alors que les élections législatives générales du 2 novembre se profilent, ces annonces ne sont pas une bonne nouvelle pour le président Barack Obama, même si M. DeMarco a indiqué que " 90 % des pertes de Fannie Mae et Freddie Mac sont derrière nous ". Le risque est que l'opinion ne retienne que les chiffres, qui apparaissent monumentaux. Or, depuis le début de la crise, les républicains présentent les deux géants nationalisés comme l'exemple type de la gabegie des entreprises publiques.

    Sylvain Cypel


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  • Les règles du jeu ont changé

     Financial Times Londres

     


    Angela Merkel, Nicolas Sarkozy et Dmitri Medvedev à Deauville le 18 Octobre 2010.

     

    Le sommet Franco-germano-russe de Deauville a vu l'ébauche d'un nouvel ordre géopolitique européen : à la vision classique d'une UE, flanquée  de l'OTAN qui se dilate vers l'Est se substitue une Europe tripolaire où la Russie, la Turquie et l'Union développent chacune leur propre politique de voisinage, en concurrence.

    Le sommet sur la sécurité qui a réuni Nicolas Sarkozy, Angela Merkel et Dimitri Medvedev les 18 et 19 octobre s’annonçait comme un non-évènement. La France voulait du spectaculaire, l’Allemagne du raisonnable et la Russie quelque chose à monnayer. Le consensus s’avérait compliqué à obtenir. Mais au final, cette rencontre à Deauville, en Normandie, pourrait bien être un non-évènement qui fera date. Avec le recul, les historiens considéreront peut-être qu’il s’est agi d’un moment historique : celui où les dirigeants européens ont pris conscience qu’ils vivaient dans une Europe multipolaire.

    L’existence même de ce sommet marque la fin de l’isolement de l’Union européenne. Dans les années 90, de nombreux penseurs imaginaient que l’Europe était en train de devenir un continent postmoderne, qui ne reposait plus sur l’équilibre des pouvoirs. La souveraineté nationale et la séparation des affaires intérieures et étrangères étaient en perte de vitesse. L’UE et l’OTAN allaient continuer à s’étendre jusqu’à ce que tous les Etats européens adoptent leurs façons de faire. Encore récemment, on aurait pu croire que tel était le cas. L’Europe centrale et l’Europe de l’Est étaient transformées, la Géorgie et l’Ukraine accueillaient des manifestations populaires pro-occcidentales et la Turquie se dirigeait tranquillement vers l’adhésion.

    Mais désormais, ces perspectives d’un ordre européen unipolaire sont en train de s’évanouir. La Russie, qui n’a jamais été très à l’aise avec l’OTAN et l’élargissement de l’UE, est suffisamment puissante pour demander ouvertement une nouvelle architecture en matière de sécurité.

    L'émergence de trois pôles

    La Turquie, qui n’a pas apprécié que certains pays de l’UE bloquent les négociations d’adhésion, poursuit une politique étrangère indépendante et cherche à jouer un rôle plus important dans la région. Ajoutez à cela le fait que les Etats-Unis – déjà préoccupés par l’Afghanistan, l’Iran et la montée en puissance de la Chine – ont cessé d’être une puissance européenne à plein temps et vous vous verrez se profiler une Europe multipolaire.

    Par conséquent, plutôt qu’un ordre multilatéral unique centré autour de l’UE et de l’OTAN, nous assistons à l’émergence de trois pôles : la Russie, la Turquie et l’UE, qui développent toutes des “politiques régionales” destinées à infléchir leurs sphères d’influence respectives et parfois communes dans les Balkans, l’Europe de l’Est, le Caucase et l’Asie centrale. Une guerre entre grandes puissances est peu probable.

    Mais la concurrence s’installe et les institutions existantes ont été incapables d’empêcher la crise au Kosovo en 1998-99, ni de ralentir la course aux armements dans le Caucase, ni d’empêcher les coupures d’approvisionnement en gaz en 2008, ou encore la guerre en Géorgie, ni de mettre un terme à l’instabilité au Kirghizistan en 2010 – et encore moins d’accélérer la résolution des conflits gelés.

    Le paradoxe, c’est que l’UE a passé une bonne partie de la dernière décennie à défendre un système dont ses Etats membres s’étaient rendu compte qu’il fonctionnait mal. Ils ont ainsi refusé à Moscou des pourparlers sur la sécurité afin de protéger le statu quo. Mais comme des dissensions paralysent les institutions, les pays de l’UE, la Russie et la Turquie les contournent de plus en plus.

    Par exemple, certains états de l’UE ont reconnu l’indépendance du Kosovo malgré l’opposition russe ; la Russie a reconnu l’indépendance de l’Abkhazie et de l’Ossétie du Sud au grand dam de l’UE ; et la Turquie a coopéré avec le Brésil sur la question de la menace nucléaire iranienne sans consulter l’OTAN. Les dirigeants européens, en sauvegardant l’illusion d’ordre, risquent de faire du chaos une réalité.

    L'orde du jour est bon, pas la liste des participants

    Et c’est là que le sommet de Deauville entre en scène. L’ordre du jour est le bon, c’est la liste des participants qui est à revoir. Plutôt que de négocier un nouveau traité ou d’organiser une autre rencontre entre Paris, Berlin et Moscou, l’UE devrait organiser un dialogue à trois sur la sécurité avec les puissances qui seront concernées au XXIe siècle – c’est-à-dire la Russie et la Turquie. Si l’UE proposait une telle rencontre, elle sortirait de sa position défensive face aux propositions de M. Medvedev de 2008 sur un nouveau pacte de sécurité.  En donnant une place de choix à la Turquie – en parallèle avec les négociations d’adhésion – les dirigeants de l’UE pourraient l'aider à conserver son identité européenne tout en gardant son influence dans la région.

    Et si c’était Lady Ashton – responsable de la politique étrangère de l’UE – qui menait les négociations plutôt que Paris ou Berlin, les Etats membres pourraient mettre fin à cette anomalie : l’UE – l’un des plus gros acteurs de la sécurité en Europe – n’est représentée dans aucune des institutions militaires du continent.

    L’UE a besoin d’une nouvelle approche stratégique qui ne soit pas uniquement destinée à empêcher la guerre entre puissances européennes, mais au contraire à les aider à vivre ensemble dans un monde où elles se situent davantage à la périphérie et où un voisin qui s’effondre peut s’avérer plus effrayant qu’un voisin puissant. L’objectif serait de créer une Europe trilatérale plutôt qu’une Europe tripolaire. Instaurer un dialogue à trois informel pourrait donner une nouvelle jeunesse à l’ancien ordre institutionnel et – pour paraphraser Lord Ismay [Secrétaire général de l’OTAN de 1952 à 1957] – permettrait de garder une UE unie, une Russie post-impérialiste et une Turquie européenne.

    Analyse
    L'impérialisme franco-germanique

    Les sommets exclusifs comme celui qui s'est tenu les 18 et 19 octobre à Deauville entre Nicolas Sarkozy, Angela Merkel et Dmitri Medvedev, devraient susciter de la défiance, estime la politologue Jana Kobzová. L'Europe multipolaire ne doit pas être dirigée de façon impérialiste par des grandes puissances, écrit dans Sme la collaboratrice du Conseil européen des relations étrangères : "Deauville est devenue une station balnéaire importante au XIXe siècle, période au cours de laquelle les puissances de l'époque s'étaient partagées l'Europe en zones d'influence. Ce sommet a donc aussi rappelé le souvenir de ce concert des puissants, de Bismarck à Talleyrand.(...) L'Europe souffre aujourd'hui (...) de problèmes pour lesquels elle ne dispose pas de solutions. Le débat ne manquait donc pas de problématiques. Reste à savoir ce qui changera pour la sécurité en Europe après les discussions de Deauville, auxquelles les dirigeants français, allemand et russe ont choisi de ne pas convier 90% des Etats européens, pas plus que la Turquie, dont le poids ne cesse pourtant de croître. (...) Ce n'est pas le sommet de Deauville qui est problématique, mais la tendance qui se dégage de celui-ci. L'UE est menacée d'un retour au temps où les grandes puissances européennes se partageaient leurs sphères d'influence. Cela n'augure rien de bon pour la multipolarité." (avec eurotopics)


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