• Chroniques martiennes du chaos économique

     

    Regardant l'autre soir la télévision, nous avons été tirés d'un demi-sommeil par la diffusion d'images d'archives où l'on voyait le présentateur vedette de l'époque, Jean-Claude Bourret, disserter, de façon aussi savante que passionnée, des ovnis. Petit moment de nostalgie, car plus personne aujourd'hui ne parle de soucoupes volantes. Peut-être l'invention d'Internet a-t-elle assouvi, chez l'homme, le besoin de monde virtuel, peut-être Second Life suffit-elle à satisfaire son envie d'univers parallèle.

    Autre explication possible : les extraterrestres seraient récemment et discrètement venus faire un petit tour sur Terre. Et seraient repartis aussi sec, effrayés par ce qu'ils ont vu, épouvantés par les paradoxes et les contradictions d'une humanité pourtant censée se distinguer par sa grande rationalité.

    Notamment en matière économique et financière. Prenez les taux d'intérêt, par exemple, dont les niveaux ont de quoi faire perdre la tête à n'importe quel Martien, s'ils en ont une. Ils n'ont jamais été aussi bas. Proches de 0 % dans la plupart des grands pays industrialisés, du jamais-vu.

    Le petit souci est que tout le monde est d'accord pour dire que c'est précisément parce que les taux d'intérêt avaient été trop bas trop longtemps, que l'argent avait été quasiment gratuit qu'une gigantesque bulle du crédit s'était constituée. Bref, tout est en place pour que de nouvelles bulles, plus grosses encore que celle des subprimes, se forment.

    Même constat pour les taux d'intérêt à long terme. Eux aussi n'ont jamais été aussi faibles (2,5 % à dix ans aux Etats-Unis, 2,9 % en France), alors même que les émissions record d'emprunts du Trésor pour financer les déficits également record devraient en théorie les faire s'envoler.

    Difficile à comprendre pour un petit homme vert possédant une culture économique même rudimentaire.

    Difficile aussi pour lui de concevoir que l'inflation ne redémarre pas, alors que la base monétaire mondiale (grosso modo les billets en circulation) a littéralement explosé depuis trois ans. Difficile enfin d'admettre que les grandes banques centrales, censées garantir la stabilité financière et incarner l'orthodoxie monétaire, fassent tourner la planche à billets à plein régime, monétisent la dette, ce que tous les manuels d'économie considèrent comme une totale hérésie.

    Plus déroutant encore pour un visiteur d'une autre planète qui se serait intéressé depuis une ou deux décennies aux affaires terrestres : à force de lire les journaux, il avait fini par être à peu près convaincu que l'économie libérale de marché, décentralisée, désétatisée et déplanifiée était non seulement le meilleur moyen de produire des richesses, mais aussi de favoriser le développement démocratique. Il y a un hic : c'est la Chine communiste et son économie hypercentralisée, hyperétatisée et hyperplanifiée qui est devenue la locomotive de l'économie mondiale et a sauvé l'Occident de l'implosion. Et la Chine a peut-être libéré sa croissance, mais elle continue d'enfermer ses dissidents.

    Pire. Le seul grand pays industrialisé et démocratique à s'en sortir aujourd'hui très honorablement (croissance forte, chômage et déficit en baisse), à savoir l'Allemagne, fait l'objet de toutes les critiques. Accusée de mener une politique économique égoïste et destructrice, tant pour ses partenaires que pour l'euro. Une petite femme verte n'y retrouverait pas ses petits !

    Il y a quelques années de cela, le gouverneur de la Banque de France, Christian Noyer, s'était, le temps d'un discours prononcé lors des rencontres économiques d'Aix-en-Provence, glissé dans la peau d'un Martien qui contemplerait les flux d'épargne mondiaux.

    Il avait évoqué l'étonnement que ne manquerait pas d'éprouver un voyageur interstellaire devant le spectacle qui s'offrirait à lui : " Celui de 1,2 milliard de Chinois "pauvres", avec un revenu moyen de 900 dollars par an qui, individuellement, prêtent chaque année de 100 à 170 dollars - c'est-à- dire de 12 % à 20 % de leur revenu - à des résidents américains, dont le revenu est quinze fois supérieur au leur. Ce Martien ne pourrait manquer de s'interroger : n'y a-t-il pas, pour ces épargnants chinois, un meilleur usage de leur revenu, alors même que, pour beaucoup d'entre eux, les besoins élémentaires d'éducation, de santé et d'infrastructures sont loin d'être satisfaits ? " Et la crise n'a pas changé grand-chose à cette allocation aberrante de l'épargne mondiale.

    Tout E. T. un peu sensé ne peut qu'être très troublé à constater qu'un ouvrier du textile chinois, payé des clopinettes, reverse une partie de son salaire de misère pour qu'une famille texane puisse se payer un deuxième 4 × 4.

    De la même façon, il ne peut être que décontenancé d'observer que le pays le plus riche au monde, qui compte les meilleures universités, attire les plus brillants cerveaux de la planète et possède les entreprises les plus innovantes, les plus performantes et les plus puissantes (Microsoft, Google, Apple, IBM, Pfizer, ExxonMobil, Wal-Mart, etc.), est de fait en faillite virtuelle. Et n'en est sauvé que par les achats de bons du Trésor américain effectués par une Chine classée 99e au niveau mondial en termes de richesse par habitant.

    Notre extraterrestre ne trouvera pas motif à se rassurer s'il fait une petite escale en France, attiré par une bonne odeur de soupe aux choux. A voir que l'épargne des pays pauvres sert à financer, certes pas des 4 × 4, mais les frais d'hospitalisation d'un Etat-providence en coma financier avancé (32 milliards d'euros de déficit pour le régime des retraites en 2010, 23 milliards d'euros de déficit pour le régime général de la Sécurité sociale). A voir des lycéens défiler pour le maintien de la retraite à 60 ans alors que beaucoup ne connaîtront qu'une vie de chômage et de boulots précaires et qu'un quart d'entre eux vivront plus de 100 ans.

    Voyageurs intergalactiques, remontez vite dans vos soucoupes volantes. " Téléphone, maison ", implorerait E. T.

     

    Pierre-Antoine Delhommais


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  • L'heure de la radicalité
    Il est temps d'accomplir des réformes en profondeur, de «redéfinir la vie collective», comme l'explique Philippe Herzog dans un nouvel ouvrage, «Une tâche infinie».
     

    - Place Bellecour, à Lyon, le 21 octobre 2010. REUTERS/Robert Pratta -
     

    La leçon politique qu’il faut tirer de cette réforme des retraites est limpide: la radicalité des manifestations appelle à des refontes radicales. Le gouvernement l’a admis qui évoque le lancement d’une réflexion sur des retraites par «points», «à la suédoise». Datant de 1945, le système social français craque de partout. Dès que l’on déplace un peu un de ses membres, l’ensemble du vieux corps bouge, souffre et s’enflamme. La gravité de la crise tient à ce qu’il ne s’agit pas seulement d’une défense archaïque d’avantages acquis et de corporatismes. Il s’agit de cela, mais aussi de beaucoup plus.

    La France est une société de rangs, devenus à la Révolution des statuts. Chacun d’eux offrait un métier avec, associé, une dignité. Comme la mondialisation a recomposé le système productif, le découpant en petits bouts, brisant les filières d’hier, délocalisant, désindustrialisant, comme la technologie a défeuillé les arbres des savoirs, tous les métiers d’hier ont changé, beaucoup ont disparu. Des statuts demeurent les corporatismes qu’on dénonce, mais aussi une dignité disparue qu’on déplore. D’où la difficulté des réformes qui touchent le métier mais aussi sa valeur symbolique attachée. D’où la radicalité de la rue.

    Il est temps d’une refonte complète, d’un nouveau compromis social, de ce que Philippe Herzog nomme «redéfinir une vie collective». L’ancien professeur d’économie marxiste –qui a rompu avec le Parti communiste et est devenu un ardent défenseur de l’Union européenne, actuellement président-fondateur de l’association Confrontations Europe– propose dans un livre dense et riche des pistes sur ce qui peut encore nous unir dans la mondialisation. Il va au fond du débat sur les valeurs françaises et européennes.

    Sortir le social du seul juridique

    D’abord l’économique. «J’ai connu le social du toujours plus», explique Philippe Herzog, celui des Trente Glorieuses. Puis, est venu le temps présent, celui de la «défense» des avantages acquis. Mais «à demeurer dans la résistance, ou pire, dans l’opposition radicale, on ne peut transformer le capitalisme». Le problème est fondamental: «la dissociation entre la productivité et le progrès social, le désarroi face aux changements de l’organisation et la perte de foi dans l’entreprise» provoquent une dévalorisation du travail. On comprend le «vive la retraite!». Il faut, poursuit l’auteur, trouver la voie d’une  revalorisation du travail, clé incontournable du vivre ensemble dans la Cité, qui passe par une réappropriation des savoirs, des sciences, de la gestion et même «de la définition des buts et de l’efficacité» de l’entreprise. Le but est de sortir le social de la pure notion juridique où il s’enferme pour que la société réinvestisse dans l’entreprise, la finance, l’économie, «ce qui exige un effort massif d’éducation et de participation à la gestion, encore jamais consenti».

    L’Europe, deuxième piste, est non seulement l’espace nécessaire pour construire ce modèle rénové, mais aussi un laboratoire de comparaison, de benchmarking. Philippe Herzog ne se remet pas de la désillusion européenne et du désintérêt grandissant des hommes politiques pour l’Union. Le problème est là aussi fondamental: la perte de sens ne vient pas de l’élargissement mais du manque de soubassement auprès des sociétés civiles et des citoyens. La réappropriation passe ici par une politique industrielle européenne, sans naïveté face aux Chinois, et par une réinvention des biens publics paneuropéens, c’est-à-dire la création d’entreprises publiques ou privées (!) offrant en concurrence dans toute l’Union des services publics de transports, d’enseignement, de recherche ou d’énergie.

    La politique, troisième piste, est aussi à réinventer parce qu’à nouveau le problème est fondamental. Face aux marchés, les gouvernements deviennent impuissants. Face à l’Asie, la démocratie est en question. Philippe Herzog ne croit pas «au retour de l’Etat», il n’en serait que plus obèse.

    «Dans un monde globalisé, les appareils d’Etat nationaux sont voués à la sclérose, si une puissante coopération en réseaux avec leurs pairs et les autres acteurs économiques ne se met pas en place.»

    La réponse est dans la démocratie «participative», même si certains ont pu en dévoyer l’idée, le gouvernement doit être partagé entre l’Etat et la société civile.

    Tout revoir de la démocratie au travail en passant par l’Europe: vaste programme. C’est vrai. Mais le désarroi face à l’avenir est si répandu et si profond qu’il est l’heure de repenser tout et d’avoir des idées radicales.

    Eric Le Boucher

    • Philippe Herzog. Une tâche infinie, Fragments d’un projet politique européen. Editions du Rocher

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  • L’union monétaire : une ambition déplacée de l’Afrique

    Sanou Mbaye

    DAKAR – L’Afrique subsaharienne est obsédée par l’idée d’une union monétaire. Divers groupes régionaux de pays, en Afrique australe, de l’Est et de l’Ouest ont proposé de créer une union monétaire. Mais ce concept n’a-t-il pas un air de déjà vu ?

    A vrai dire, l’enthousiasme actuel pour les unions monétaires néglige les précédentes tentatives du continent d’établir une telle union par des voies pacifiques – qui se sont toutes soldées par un échec. Une monnaie commune implique des politiques fiscales et monétaires convenues de manière centralisée et unifiée, qui nécessitent elles-mêmes une intégration politique qui, comme les difficultés de l’euro l’ont démontré cette année, n’est pas aisément établie entre des États nations.

    Avant l’introduction de l’euro en 1999, les seuls exemples de pays ayant une monnaie commune étaient ceux de l’Afrique francophone néo-coloniale, et au XIXe siècle des précédents comme les unions monétaires scandinave et latino-américaine. La création du franc CFA, qui a donné à la France le contrôle de 65 pour cent des réserves de change des pays CFA, a combiné une convertibilité de cette monnaie à une parité nettement surévaluée – arrimée d’abord au franc français, puis à l’euro – ainsi qu’à l’établissement de barrières commerciales. Cette situation monétaire s’est traduite par des déficits structurels, des fuites massives de capitaux et en 1994, à une dévaluation de 100 pour cent.

    Et pourtant, en dépit des difficultés rencontrées par le franc CFA (et dernièrement par l’euro), et malgré le fait qu’il n’y ait aucune union douanière régionale viable (à l’exception de la communauté d’Afrique de l’Est), sans même parler d’un marché unique – les Africains restent fortement attachés à l’idée d’une union monétaire.

    Cet engouement est déplacé. A ce stade de leur développement économique, qui met l’accent sur les exportations de produits de base, la priorité des pays africains doit être une intégration économique à long terme, pas une union monétaire. Le modèle à suivre n’est pas l’euro, mais le marché commun du Sud de l’Amérique latine (Mercosur) et l’Association des nations de l’Asie du Sud-Est (ASEAN). Ces deux groupes régionaux de pays, en abaissant radicalement les barrières douanières, ont créé les conditions d’une croissance économique forte.

    Les pays membres du Mercosur ont adopté une stratégie qui donne la priorité à la création d’une zone de libre-échange. Ils ont évité la mise en place d’une bureaucratie pesante et coûteuse et laissé aux ministères respectifs le soin de gérer l’accord. En 2008, les exportations interrégionales du Mercosur s’élevaient à 41,6 milliards de dollars, soit 28,4 pour cent de plus qu’en 2007. Le commerce extérieur du Paraguay, de l’Argentine et du Brésil au sein de la zone se montait respectivement à 65, 33 et 15 pour cent de leurs exportations totales.

    L’autre avantage important de tels groupements régionaux a été leur capacité à attirer les investissements directs étrangers (IDE). Dès le début des années 1990, le Mercosur a attiré 5,9 pour cent des flux mondiaux d’IDE. En 2008, ceux-ci atteignaient le montant record de 56 milliards de dollars, soit une hausse de 31,5 pour cent comparé à 2007. L’Argentine est aujourd’hui le deuxième partenaire commercial du Brésil, derrière les Etats-Unis, tandis que le Brésil est le premier partenaire commercial de l’Argentine, devant les Etats-Unis.

    Les sept pays membres de l’ASEAN ont de leur côté décidé de mettre en ouvre des « feuilles de route » économiques qui définissent les priorités de l’intégration, et qui témoignent de leur détermination à réaliser une communauté économique unique. Par contre, l’union monétaire n’est pas une priorité de l’ordre du jour. En 2009, le commerce régional de l’ASEAN représentait 24,6 pour cent des exportations et 24,3 pour cent des importations des pays membres.

    En comparaison, les échanges commerciaux entre les pays africains ne représentent que de 10 à 12 pour cent des importations et exportations du continent. Mais en partie grâce au fait que plusieurs pays africains ont échappé aux retombées négatives de la crise mondiale du crédit, les investisseurs commencent à s’intéresser davantage aux possibilités commerciales qu’offre le continent. Il est prévu qu’à l’horizon 2050, le PIB combiné des principales économies africaines devraient atteindre plus de 13 milliards de dollars, dépassant le Brésil et la Russie (mais pas la Chine ou l’Inde).

    Pour certains analystes, l’accession de pays comme le Brésil au statut de puissance économique est en partie liée à la démutualisation réussie de leurs places financières. L’Afrique compte aujourd’hui 23 Bourses et leur capitalisation boursière combinée est passée de 245 milliards de dollars en 2002 à mille milliard de dollars (2 pour cent du total mondial) à la fin 2009 – soit l’équivalent de la quinzième place financière mondiale. Avec un volume d’échanges de 800 milliards de dollars, la Bourse de Johannesburg représente à elle seule 80 pour cent du total et se place au 19ème rang mondial. Le Nigeria prévoit de démutualiser sa Bourse de manière à la rendre attrayante pour les investisseurs pionniers.

    L’Afrique ne manquera pas de bénéficier d’un redressement économique massif si un environnement adéquat, permettant une croissance durable et un accroissement de la productivité, est créé. Il faudra pour cela mettre en ouvre des politiques macroéconomiques cohérentes axées sur l’intégration économique, l’autosuffisance alimentaire, le contrôle de l’inflation et la réduction de la dette. La stabilité politique, l’éradication de la corruption, le respect de l’État de droit, l’amélioration de l’éducation et des infrastructures de communication informatique seront également nécessaires.

    Ce qui n’est pas nécessaire est une union monétaire. Et pour ce qui est des taux de change, les pays membres des différents groupements économiques africains seraient mieux inspirés de lier leurs devises au sein de systèmes monétaires régionaux pour empêcher des fluctuations trop importantes d’une devise par rapport à une autre.

    Sanou Mbaye, ancien haut fonctionnaire de la Banque africaine de développement, est l’auteur de « L’Afrique au secours de l’Afrique ».


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  • Les Etats-Unis et la Chine, amis des beaux jours

    Hans-Werner Sinn

     

     

    MÜNICH – Parce que la Chine a ancré sa monnaie sous-évaluée, le renminbi, au dollar, chaque dépréciation du dollar liée à la crise financière américaine a signifié un affaiblissement de la monnaie chinoise par rapport aux autres devises. Mais la Chine est-elle vraiment responsable de l’émergence d’une guerre mondiale des devises ?

    Les banques centrales de la Corée du Sud, du Brésil, de Taiwan, du Japon, de Suisse et d’autres achètent aujourd’hui des dollars pour éviter que leurs monnaies s’apprécient et pour défendre ainsi leurs exportations. L’Europe aussi commence à s’inquiéter maintenant que le taux de change de l’euro a dépassé $1,40, bien au-delà de la parité de pouvoir d’achat, à $1,17.

    Les Etats-Unis envisagent aujourd’hui des mesures de rétorsion contre la Chine et se préparent à une guerre commerciale. Le Congrès américain a autorisé le président à imposer de taxes douanières compensatoires sur les importations chinoises si la Chine persiste dans son refus d’apprécier sérieusement le renminbi face au dollar.

    Mais la sous-évaluation du renminbi, de 45 pour cent actuellement, dure depuis des années. Pourquoi les Etats-Unis adoptent-ils aujourd’hui des mesures aussi agressives ? Pourquoi n’avoir pas réagi bien plus tôt ?

    L’explication tient aux mouvements des capitaux. Les Etats-Unis acceptaient une évaluation faible du renminbi tant que la Chine « renvoyait » les dollars gagnés par le commerce bilatéral en finançant le déficit public américain. Les législateurs américains sont aujourd’hui irrités par le fait que les Chinois préfèrent investir cet argent dans des matières premières en Afrique et ailleurs.

    Le changement d’orientation de la Chine a été brutal. En 2008 et 2009, la Chine achetait des bons du Trésor au rythme de $17 milliards par mois. Mais en novembre 2009, elle a changé de cap. Au cours des sept premiers mois de 2010, la Chine n’a pas seulement cessé d’acheter des obligations d’États américaines, elle a commencé à s’en défaire. Chaque mois, elle a ainsi cédé pour près de $7 milliards de bons du Trésor. La nervosité actuelle des Etats-Unis est donc tout à fait compréhensible.

    La City de Londres s’est engouffrée dans la brèche, et a porté ses achats en bons du Trésor américains, qui en 2008 et 2009 ne s’élevaient qu’à près d’un milliard de dollars par mois, à $28 milliards pour les sept premiers de l’année. Puisque le Royaume Uni est lui-même un importateur de capitaux important, nous ne pouvons qu’imaginer que la place financière de Londres n’a pas conservé ses obligations, mais les a restructurés et remis en circulation sous formes de titres britanniques.

    Malgré le fait qu’elle ait cessé de financer le gouvernement américain, la Chine reste le principal exportateur mondial net de capitaux, une position qu’elle occupe depuis 2006. En 2007 et 2008, elle a exporté près de $400 milliards en moyenne par an. Les Etats-Unis, qui avaient alors besoin d’importer pour environ  $800 milliards par an pour compenser un arrêt presque complet de l’épargne privée, ont reçu la part du lion de ces capitaux. La faible consommation intérieure chinoise a permis aux Américains de se construire de nouvelles maisons pendant de nombreuses années grâce à des emprunts et de maintenir un niveau de consommation que l’économie américaine n’était pas en mesure de financer elle-même.

    Il est vrai que les Chinois se sont toujours abstenus d’investir directement dans l’immobilier aux Etats-Unis, mais ils se sont portés acquéreur d’obligations d’États et de prêts hypothécaires titrisés émis par des organismes paragouvernementaux comme Fannie Mae et Freddie Mac. Le financement direct de l’immobilier américain par des réseaux privés provient surtout d’autres pays – l’Allemagne, par exemple. La Chine a toutefois permis aux Américains d’avoir un niveau de vie bien plus élevé en mettant à la disposition des autorités américaines de l’argent qui aurait dû sinon provenir des contribuables américains.

    Dans ce contexte, il est un peu mesquin de reprocher à la Chine sa politique de change – une politique qui a permis aux Etats-Unis de vivre au-dessus de leurs moyens depuis si longtemps. Au lieu de nuire à l’économie américaine comme on le dit si fréquemment, la faible évaluation du renminbi a permis aux Américains de vivre leur rêve américain en devenant tous propriétaire d’une maison. Les importations de produits chinois bon marché ont libéré des capitaux et de la main d’ouvre pour le secteur de la construction, entraînant un accroissement spectaculaire du parc immobilier et un net accroissement du niveau de vie des Américains.

    La réticence des Chinois à investir davantage aux Etats-Unis est tout aussi compréhensible. Ils ont tenté de prendre pied sur le marché américain de l’énergie avec le rachat d’Unocal, mais ont dû renoncé face à l’opposition de parlementaires américains. D’autres investissements directs ont été pareillement bloqués par le Congrès pour des motifs de sécurité nationale.

    On peut aussi évoquer les offres d’achat pour Emcore ou Firstgold. Même si les États-Unis seraient heureux de profiter des investissements chinois, ils ne sont pas pour autant prêts à leur accorder autre chose que des titres structurés d’une solvabilité douteuse, ou des bons du Trésor qui sont aujourd’hui clairement exposés au risque d’une dévaluation liée à l’inflation.

    Les Etats-Unis rendraient service au monde en cessant de lancer des accusations faciles quant à l’éthique de la Chine. La vérité est autrement plus subtile que des intérêts politique cyniques.

    Hans-Werner Sinn est professeur d’économie et de finances publiques à l’université de Münich et président de l’Institut de recherche économique Ifo.

    Copyright: Project Syndicate, 2010.
    www.project-syndicate.org
    Traduit de l’anglais par Julia Gallin

     


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  • L’Europe et l’euro

    Christine Lagarde

    PARIS – Pour quiconque vivant dans l’un des 16 États membres de la zone euro, le succès durable de la monnaie unique comporte à la fois un aspect pratique et une dimension affective: tant le cour que la raison sont engagés. Il va à mon avis de soi que l’euro est d’une importance capitale pour l’Europe et par là même, pour l’économie mondiale.

    Il faut tout d’abord rappeler que l’idée européenne a germé dans le but de garantir la paix et la démocratie entre tous les peuples d’Europe. Lorsqu’elle a été introduite en 1999 – et plus encore lorsque les citoyens européens purent s’en servir pour la première fois en 2002 – la nouvelle monnaie unique a été perçue comme la preuve la plus tangible et décisive de la réalité de l’intégration européenne. Comme le veut le slogan : « des euros dans votre portefeuille, l’Europe dans votre poche ».

    Vingt ans après la première élection du Parlement européen au suffrage universel en 1979, l’introduction de l’euro a constitué un prolongement logique du rêve européen.

    Il faut aussi rappeler que lorsque la Slovénie a intégré la zone euro en 2007, certaines voix ont laissé entendre que le pays adhérait en quelque sorte à la « Vieille Europe ». Mais depuis lors, Chypre, Malte et la Slovaquie ont adopté la monnaie unique. De Dublin sur les rives de la mer d’Irlande, à Bratislava aux pieds des Carpates, les mêmes pièces et les mêmes billets de banque ont cours, repoussant constamment les frontières de l’Union européenne. Demain, d’autres pays adopteront la monnaie unique, comme l’Estonie qui deviendra membre de la zone euro le 1er janvier 2011.

    Les « pères fondateurs » de l’Union européenne avaient raison de dire que « l’Europe ne se fera pas d’un coup ». Le même constat s’applique à l’euro. Notre monnaie commune doit davantage être perçue comme une source d’inspiration et un symbole – le symbole d’une Europe vivante, attrayante et avant tout cohésive.

    Cette mesure de la cohésion de l’Europe peut être évaluée à l’aune des derniers quelques mois. L’histoire de l’euro en est venue, sans surprise, à représenter une nouvelle étape de l’épopée d’une économie européenne en perpétuelle construction depuis le Traité de Rome.

    Le soutien financier apporté à la Grèce dans le cadre de la nouvelle Facilité de stabilité financière européenne – un mécanisme créé pour venir en aide à un Etat membre confronté à un besoin urgent de financement - et nos efforts visant à établir une réglementation financière plus efficace sont autant d’illustrations de la cohésion européenne dans la pratique.

    Il faut bien admettre par ailleurs que les différentes crises affectant la zone euro ont souligné – parfois brutalement – la nécessité de réformer à la fois nos institutions et la manière dont elles fonctionnent. Certains prétendent que les institutions européennes ne progressent qu’en temps de crise. Cette constatation s’applique peut-être également à la monnaie unique, qui trouvera sa force et sa validation dans les défis qu’elle saura relever.

    Depuis l’été 2008, alors qu’elle se remettait à peine d’une des plus graves crises économiques et financières de près d’un siècle, la zone euro a subi les chocs les plus sévères de son histoire – même si du strict point de vue des finances publiques, elle est restée dans son ensemble en meilleure position que les Etats-Unis ou le Japon.

    Une fois connue l’ampleur de la crise financière grecque et les difficultés rencontrées par d’autres États membres, les économies de la zone euro se sont trouvées au bord du gouffre.

    Mais l’UE a réagi rapidement et vigoureusement, en mettant sur pied un programme de soutien pour la Grèce et un système de garantie financière pour l’ensemble de la zone euro.

    Dans ce contexte d’urgence, un véritable gouvernement économique européen, une idée défendue le plus ardemment par la chancelière allemande Angela Merkel et le président français Nicolas Sarkozy, a commencé à prendre forme.

    A la suite de la réunion du Conseil européen en juin dernier, la France et l’Allemagne ont conjointement présenté un certain nombre de réformes possibles. Trois points clés ont émergé, concernant la nécessité de :

    •          renforcer la Pacte de stabilité et de croissance, notamment par le biais d’une meilleure coordination européenne lors du « semestre européen » ;

    •          maintenir nos efforts pour élargir le champ de la surveillance budgétaire, de façon à inclure les déficits des comptes publics et la dette du secteur public comme du secteur privé, et en imposant si nécessaire des « sanctions politiques » ;

    •          établir un mécanisme permanent et crédible de résolution de crise sans pour autant empiéter sur les prérogatives budgétaires des États membres.

    D’autres approches possibles sont également à l’étude. Mais leur point commun est de reconnaître que le temps est venu  d’institutionnaliser et de stabiliser un gouvernement économique européen. Ce processus est déjà entamé. La Commission européenne a avancé certaines propositions, tandis que le groupe de travail sur la gouvernance économique présidé par Herman Van Rompuy, président du conseil de l’UE, et au sein duquel je représente la France, présentera un rapport sur ses travaux dans le courant de l’automne.

    Nous nous attendons tous à ce que l’euro, qui s’est révélé être un tel atout durant la crise, soit tout aussi efficace pour remettre nos économies sur le chemin d’une croissance vigoureuse et durable. Et de fait, selon Eurostat (le bureau des statistiques de l’UE), la croissance de la zone euro au deuxième trimestre a été plus forte que celle des Etats-Unis. Rappelons aussi que l’euro continue à être la deuxième devise d’échanges commerciaux la plus utilisée dans le monde.

    L’euro, comme l’Union européenne, représente une aventure passionnante qui doit se poursuivre – et nous ferons tout ce qui est en notre pouvoir pour que ce soit le cas.

    Christine Lagarde est la ministre française de l’Économie, de l’Industrie et de l’Emploi.


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