• Le renminbi va de l’avant

    Yu Yongding

    BEIJING – Au mois de juin, La Banque populaire de Chine (BPC), la banque centrale de la République populaire de Chine, a annoncé qu’elle mettait fin à l’ancrage du renminbi au dollar, en cours depuis 23 mois, pour retourner au taux de change, adopté en juillet 2005 et précédant la crise financière. Mais depuis cette annonce, l’appréciation du renminbi (RMB) face au dollar ne s’est faite que lentement. La réévaluation va-t-elle s’accélérer suffisamment pour répondre aux attentes américaines ? Si oui, les déséquilibres mondiaux disparaîtront-ils plus rapidement ?

    Il est difficile de prétendre que le renminbi n’est pas sous-évalué, compte tenu de l’important et persistant excédent des comptes courants et du compte de capital de la Chine. Mais malgré l’abandon de l’ancrage au dollar, une appréciation plus rapide du RMB semble peu probable dans un avenir proche.

    La position officielle de la Chine est que, pour éviter les conséquences qu’aurait un renminbi fort sur les exportations, et donc les emplois, de la Chine, l’appréciation de sa monnaie doit se faire graduellement et de manière contrôlée. Le régime de taux de change actuel, qui arrime le RMB à un panier de devises, a été adopté pour permettre à la BPC de contrôler le rythme d’appréciation du RMB, tout en créant des flux à deux sens du taux de change face au dollar US pour éviter les spéculations à sens unique sur le renminbi.

    Mais l’appréciation du RMB aurait dû se faire plus tôt et plus rapidement, quand l’excédent commercial de la Chine était beaucoup plus modeste et que sa croissance dépendait moins des exportations. Les retards ont fait du rééquilibrage des comptes courants par le biais d’une réévaluation du RMB une opération coûteuse. Et aujourd’hui, la Chine est face à un dilemme.

    En raison de la crise financière mondiale, la croissance des exportations chinoises a reculé de 34 pour cent en 2009, par rapport à 2008. Au cours des sept premiers mois de 2010, l’excédent commercial de la Chine s’élevait à 84 milliards de dollars, soit 21,2 pour cent de moins qu’en janvier-juillet 2009. Confronté à cette baisse régulière et importante de l’excédent commercial, le gouvernement chinois hésite à laisser le RMB s’apprécier trop fortement, de crainte des répercussions décalées que cette réévaluation pourrait avoir sur la balance commerciale.

    Mais la BPC rechigne aussi à constamment acheter des dollars. Elle sait que la dégradation rapide de la position fiscale des Etats-Unis et l’aggravation constance de la situation de leur balance des paiements pourraient inciter les Etats-Unis à créer de l’inflation pour résorber le poids de la dette. Plus la BPC intervient, plus importante sera la dégradation des conditions sociales, au plan national, dont pourrait souffrir la Chine à l’avenir.

    Le gouvernement chinois doit donc trouver un équilibre entre protéger le secteur des exportations et préserver les intérêts nationaux. Le dilemme auquel doivent faire face les autorités est le suivant : les conséquences d’une chute des exportations liée à l’appréciation du RMB seront vivement et immédiatement ressenties, tandis que la dégradation du bien-être national due à l’évaporation de la valeur des réserves de change chinoises pèsera sur l’ensemble de la société chinoise – mais pas immédiatement.

    Par ailleurs, l’augmentation générale des prix en Chine – et en particulier des salaires – a entraîné une appréciation en termes réels du renminbi, réduisant (dans une certaine mesure) la nécessité d’une appréciation nominale du RMB. Le ministère du Commerce a toutefois récemment déclaré qu’il était favorable à une nouvelle baisse de l’excédent commercial de la Chine en 2010. Mais une appréciation du RMB n’est pas le meilleur instrument à cette fin. Il ne faut donc pas s’attendre à une évolution extraordinaire du taux de change du RMB – à moins d’un événement sortant de l’ordinaire.

    En même temps, l’effet de l’appréciation de la devise chinoise sur la balance commerciale ne doit pas être exagéré. Le RMB s’est apprécié de 18,6 pour cent en termes effectifs réels, et de 16 pour cent face au dollar, entre juin 2005 et août 2008. Et pourtant, de 2006 à 2008, les exportations annuelles de la Chine ont cru de 23,4 pour cent, dépassant la croissance des importations (19,7 pour cent).

    Les taux de change ne sont que l’un des facteurs influant sur les balances commerciales. Dans le cas de la Chine, l’effet de la demande mondiale sur les revenus est nettement plus important que l’effet du taux de change sur les prix. La baisse de l’excédent commercial de la Chine depuis la fin 2008 s’explique plus par le ralentissement économique mondial et le paquet fiscal mis en place par le gouvernement chinois que par l’évolution du taux de change du renminbi.

    Mais un taux de change flottant du RMB ne conduirait-il pas à une balance commerciale équilibrée ? Probablement pas. Avec un RMB qui se réévalue rapidement, il faut s’attendre à un accroissement des sorties nettes de capitaux, situation qu’a connue le Japon après que les accords du Plaza de 1985 aient poussé le yen à la hausse. Un équilibre de la balance des paiements pourrait donc être atteint à un certain niveau de taux de change, mais un excédent commercial (quoique plus petit) persisterait.

    Les Etats-Unis ne devraient pas placer trop d’espoirs sur un dollar plus faible pour corriger les déséquilibres commerciaux. Dans leur cas, la cause première des déséquilibres ne tient pas à un dollar fort, mais à une consommation et à un endettement excessifs. Alors qu’un dollar plus fort aggraverait la balance commerciale américaine, une dépréciation du dollar pourrait provoquer une panique sur les marchés financiers, avec pour conséquence d’augmenter les primes de risques des actifs libellés en dollars, dont les bons du Trésor américains, une situation qui entraînerait à son tour un ralentissement économique et un nouvel affaiblissement du dollar.

    Bien sûr, une appréciation du renminbi pourrait rendre moins compétitifs les biens chinois vendus aux Etats-Unis. Mais si les Etats-Unis échouent à restaurer l’épargne des ménages, leur déficit des comptes courants ne disparaîtra pas, quelle que soit la position du dollar. La capacité des Etats-Unis à renouer avec la croissance tout en contrôlant le déficit des comptes courants dépend de leur aptitude à encourager l’innovation et la création, renouant ainsi avec la compétitivité et créant simultanément une demande.

    Le taux de change entre le renminbi et le dollar est important, tant pour la Chine que pour les Etats-Unis, pour maintenir la croissance et équilibrer les comptes courants. Mais ce double objectif nécessite des changements structurels des économies chinoise et américaine.

    Yu Yongding, ancien conseiller monétaire de la Banque populaire de Chine et ancien directeur de l'Institut d'études sur l'économie et la politique internationales de l'Académie des Sciences sociales de Chine, est aujourd’hui président de la Société d’études chinoises sur l’économie mondiale.


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  • L’avenir du dollar

    Martin Feldstein

    CAMBRIDGE – La politique économique américaine vise à obtenir un dollar fort aux Etats-Unis et compétitif à l’étranger. Un dollar fort au plan intérieur est un dollar qui conserve son pouvoir d’achat, grâce à un faible taux d’inflation. Un dollar compétitif à l’étranger signifie que d’autres pays ne mettent pas en ouvre des politiques qui déprécient artificiellement leur devise de manière à encourager les exportations et limiter les importations.

    Cet objectif d’un dollar fort au plan intérieur a guidé l’action de la Réserve fédérale américaine (la Fed) depuis le début des années 1980 au moins, lorsque son directeur de l’époque, Paul Volcker, avait radicalement réduit l’inflation. Bien que les Etats-Unis n’aient pas d’objectif formel concernant l’inflation, les marchés financiers estiment que la Fed vise un taux d’inflation proche de 2 pour cent. Et bien que le mandat de la Fed soit de garantir une croissance durable parallèlement à une inflation faible, les autorités monétaires reconnaissent qu’une croissance durable requiert une stabilité des prix.

    Pendant des décennies, le département du Trésor américain a affirmé que « un dollar fort est bon pour l’Amérique ». Mais ce leitmotiv n’en a pas pour autant sous-tendu l’action de la Fed sur les marchés internationaux.

    Le Trésor américain n’intervient pas sur le marché des changes pour soutenir le dollar et la Fed ne relève pas ses taux directeurs à cette fin. Les Etats-Unis préfèrent faire comprendre aux autres gouvernements qu’un système commercial mondial efficace nécessite non seulement d’abaisser les barrières commerciales, mais également d’éviter des politiques monétaires qui, par le biais d’interventions sur les devises, encouragent des excédents commerciaux importants.

    Ces dernières années, plusieurs pays ont accumulé des réserves de change considérables, avec en tête la Chine qui détient plus de 2 mille milliards de dollars, auxquels il faut ajouter plusieurs centaines de milliards de dollars détenus par la Corée du Sud, Taiwan, Singapour, l’Inde et les pays producteurs de pétrole. La majorité de ces sommes sont aujourd’hui investies dans des obligations en dollars. Le billet vert est et restera la principale devise des investissements de ces pays, reflétant la profondeur du marché des capitaux américain et les perspectives relativement favorables concernant la politique gouvernementale des Etats-Unis.

    Ces réserves de change astronomiques n’ont plus pour objectif d’amortir les déséquilibres commerciaux. Bien qu’une petite partie de ces fonds soit utilisée à cette fin et doive être conservée sous la forme la plus liquide, l’essentiel prend la forme de fonds d’investissement servant à équilibrer les risques et le rendement. Cela signifie que tôt ou tard, ces gouvernements chercheront à diversifier leurs portefeuilles, en cherchant à s’écarter de la prépondérance des investissements en dollars.

    L’euro est aujourd’hui la principale alternative au billet vert. Même si la tourmente financière en Europe et les incertitudes liées à l’avenir de l’euro ont entraîné une pause dans le glissement du dollar vers l’euro, le rééquilibrage en faveur de la monnaie unique devrait reprendre dans un avenir plus ou moins proche. Les pays avec de larges réserves de change détiennent aujourd’hui un pourcentage trop élevé en dollars et leur volonté d’équilibrer les risques entraîneront une appréciation de la monnaie unique face au billet vert. Plusieurs autres devises sont représentées dans une moindre proportion dans leurs portefeuilles, une situation qui devrait perdurer à l’avenir.

    Le principal risque lié à la prédominance du dollar est la dette publique américaine. Après s’être maintenue entre 25 et 50 pour cent du PIB au cours du dernier demi siècle, elle atteint aujourd’hui, à cause des derniers déficits budgétaires, 62 pour cent du PIB. Le Bureau du budget du Congrès américain, non partisan, estime qu’en raison des politiques suivies actuellement la dette pourrait s’élever à 100 pour cent du PIB d’ici la fin de la décennie.

    Les investisseurs étrangers ont donc des raisons de craindre que les prochaines administrations américaines soient tentées de réduire la valeur réelle de la dette en permettant un taux d’inflation plus élevé. Mais ce cas de figure est peu probable, compte tenu de la position anti-inflationniste de la Fed et la très courte maturité – de quatre ans en moyenne –  de la dette publique. Un taux d’inflation plus élevé provoquerait une telle augmentation des taux d’intérêt sur le refinancement de la dette qu’elle empêcherait de résorber la valeur réelle de la dette publique totale.

    Mais les investisseurs étrangers, qui détiennent actuellement près de la moitié de la dette publique américaine – et qui devraient en détenir plus encore à l’avenir – peuvent quand même s’inquiéter du fait que les Etats-Unis pourraient envisager des mesures qui les affectent eux négativement mais pas les Américains, ou qui lèsent tous les détenteurs de la dette tout en allégeant le poids de la dette extérieure pour les contribuables américains. Cela ne signifie pas nécessairement que le pays fasse défaut : un plan consistant à payer l’intérêt et le principal au moyen de l’émission de titres à faible taux d’intérêt au lieu de liquidités – ou suspendre les impôts sur les intérêts dégagés par les bons du Trésor, en reportant ces impôts sur les obligations des contribuables américains – aurait le même résultat.

    Même si ces choix politiques sont improbables, le simple fait qu’ils soient possibles pourrait amener les investisseurs étrangers à se détourner du dollar. Les politiques suivies actuellement et celles proposées par le gouvernement dans le cadre du prochain budget provoqueront une aggravation rapide de la dette publique. Mais ces politiques ne sont pas inéluctables. La meilleure garantie du rôle futur du billet vert – et de la santé de l’économie américaine – sera de mettre en ouvre des politiques qui évitent de creuser davantage la dette publique.

    Martin Feldstein, ancien président du Conseil économique du président américain Ronald Reagan et ancien président du Bureau national pour la Recherche économique, est professeur d’économie à Harvard.


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  • Un monde avec plusieurs devises de réserve

    Barry Eichengreen

    BERKELEY – Décrocher le rôle de  monnaie de réserve est souvent décrit comme une compétition où le gagnant remporte la mise. Dans cette perspective, il n’y aurait de place que pour une seule et unique monnaie de réserve internationale. Qui sera le gagnant, telle est la question.

    La logique du marché, dit-on, décidera du résultat. Pour les importateurs et exportateurs, indiquer des prix dans la même devise – disons le dollar – que d’autres importateurs et exportateurs permet d’éviter des malentendus avec les clients. Pour les banques centrales, détenir des réserves de change dans la même devise que d’autres banques centrales signifie détenir l’actif le plus liquide. Si tout le monde achète, vend et détient des dollars, il est payant de faire de même puisque les marchés dont les actifs sont libellés en dollars seront les plus profonds.

    Même s’il est possible que survienne un point de rupture où tout le monde passe d’une devise à une autre, la structure en réseaux du système monétaire international, affirme-t-on à nouveau, ne laisse de place que pour une seule devise de réserve internationale à part entière.

    Mais cette analyse est fausse, pour trois raisons. Premièrement, l’idée que les importateurs, les exportateurs et les courtiers du marché obligataire voudront nécessairement utiliser la même devise que les autres importateurs, exportateurs et courtiers a moins de poids dans un monde où chacun dispose d’un portable permettant de comparer les taux de change en temps réel. Il fut un temps où comparer les prix en dollars et en euros n’était à la portée que des investisseurs et traders les plus sophistiqués. Aujourd’hui, le convertisseur de monnaies est l’une des applications les plus téléchargées de l’Apple Store.

    Deuxièmement, la taille de l’économie mondiale signifie à elle seule qu’il y a aujourd’hui de la place pour des marchés liquides et profonds dans plusieurs devises.

    Et troisièmement, la notion selon laquelle il ne peut y avoir qu’une seule monnaie de réserve internationale à un moment donné est fausse du point de vue historique. Avant 1914, il y en avait trois : la livre sterling, le franc français et le mark allemand. Entre 1920 et 1930, le dollar et la livre se sont partagés le devant de la scène. Aujourd’hui, les devises autres que le dollar représentent 40 pour cent des réserves de change internationales.

    Cela signifie que le dollar, l’euro et le renminbi se partageront le rôle de monnaie de facturation, de monnaie de règlement et de monnaie de réserve dans les années à venir.

    Bien sûr, chacune de ces devises est critiquée pour diverses raisons. Détenir des dollars pourrait se montrer moins intéressant à la lumière des double déficits, fiscal et extérieur, des Etats-Unis. Les incertitudes concernant la cohésion de l’Union européenne pourrait limiter l’utilisation de l’euro. Et, même si la Chine promeut activement l’utilisation internationale du renminbi pour les règlements commerciaux, il lui reste du chemin à parcourir avant que sa monnaie soit considérée comme un instrument de choix pour les investissements étrangers et les réserves de change.

    Mais le simple fait que des questions se posent à propos de ces trois devises signifie qu’aucune d’entre elles ne dominera de manière évidente à l’avenir. Il existera un marché international pour les trois en même temps.

    Certains s’inquiètent de la stabilité d’un monde à multiples devises internationales. Ils ont tort : un système monétaire international plus décentralisé est précisément ce qui est nécessaire pour empêcher une nouvelle crise financière.

    Les pays qui souhaitent accumuler des réserves de change additionnelles ne seront pas forcés de thésauriser uniquement, ou même principalement, des dollars. Aucun pays ne pourra plus accuser des déficits des comptes courants, ou se servir de devises étrangères pour financer leurs excès, aussi librement que ne l’ont fait les Etats-Unis ces dernières années. Le monde sera ainsi plus sûr au plan financier.

    Les taux de change entre les principales devises seront-ils dangereusement instables ? Les gestionnaires des réserves des banques centrales, cherchant à optimiser le rendement, passeront-ils de façon erratique d’une monnaie à l’autre ?

    Les craintes que dénotent ces questions témoignent d’une méconnaissance du comportement des responsables des réserves des banques centrales. Ceux-ci ne sont pas soumis aux mêmes incitations financières que les gestionnaires des fonds spéculatifs qui sont eux tenus d’obtenir le retour sur investissement le plus élevé possible. Ils ne sont pas obligés d’en faire toujours plus pour être payés à la fin du mois. Ils ont des responsabilités sociales et ils le savent.

    Ces gestionnaires ont aussi moins tendance à suivre le mouvement – à acheter ou vendre parce que tout le monde achète ou vend. Ils peuvent envisager un horizon à plus long terme, parce que contrairement aux gestionnaires de fonds privés, ils n’ont pas besoin de satisfaire des investisseurs impatients.

    Comparés aux investisseurs privés, les spéculations des responsables des réserves des banques centrales auront donc un rôle plus stabilisateur, avec pour résultat de rendre les taux de change entre les trois devises internationales plus, et non moins, stables.

    L’économie mondiale du XXIe siècle devient plus multipolaire. Il n’y aucune raison pour que cette constatation ne s’applique pas également au système monétaire international. En finale, il y aura tout à y gagner.

    Barry Eichengreen est professeur d’économie et de sciences politiques à l’université de Californie à Berkeley.


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  • Les banques centrales peuvent-elles encore influer sur les taux de change ?

    Howard Davies

    LONDRES – Le 16 septembre 1992, date restée dans les mémoires comme l’affreux « Mercredi noir », la Banque d’Angleterre a renoncé à maintenir le cours de la livre sterling dans la bande de fluctuation prévue par le régime de change du système monétaire européen. Cette journée fut en revanche extrêmement lucrative pour le financier George Soros.

    Depuis lors, la Banque d’Angleterre s’est bien gardée de toute intervention sur les marchés des changes. Et l’épisode servit à renforcer le consensus international sur le fait que la politique monétaire d’un pays devait s’attacher avant tout à la stabilité des prix sans vouloir contrôler les taux de change flottants.

    Après le Mercredi noir, il a communément été admis qu’il était purement et simplement impossible de fixer en même temps le taux de change et les conditions monétaires nationales. Dans cette perspective et dans une économie de marché avec une devise convertible et une libre circulation des capitaux, le taux de change ne peut être manipulé sans ajustements importants des autres dimensions de la politique monétaire. Chercher à influer sur les taux de change en utilisant le contrôle des capitaux ou par une intervention directe sur le marché des changes est, à l’exception du très court terme, voué à l’échec.

    Ce consensus s’est maintenu pendant une longue période au cours de laquelle les taux de change entre les principales devises occidentales trouvèrent d’elles-mêmes leur cours. Mais ce constat ne s’est pas appliqué à l’Asie.

    La crise financière asiatique du 1997-1998 a convaincu les gouvernements et les banques centrales que les pays qui avaient conservé un contrôle du taux de change de leur devise s’en étaient mieux sortis que les pays ayant opté pour une libéralisation financière. Il a également été admis que le maintien de ce contrôle nécessitait de disposer de réserves de change très importantes.

    Plusieurs pays d’Asie ont donc adopté un taux de change fixe depuis une décennie ou plus, un contrôle plus ou moins important des flux de capitaux, et un accroissement massif des réserves de change. Les autorités ont en conséquence toléré une plus grande volatilité des taux d’inflation.

    Des signes laissent aujourd’hui penser que le consensus en vigueur parmi les banques centrales occidentales depuis vingt ans commence à s’éroder. Certains économistes considèrent que les banques centrales ne devraient pas se montrer aussi circonspectes.

    Paul De Grauwe, de l’université de Louvain, a par exemple estimé que la Banque centrale européenne devrait intervenir lorsque l’évolution des taux de change ne reflète plus la réalité économique, de manière à envoyer un signal aux marchés. Il souligne tout particulièrement la forte volatilité du taux de change euro/dollar au cours de la décennie écoulée et ses conséquences négatives pour la croissance en Europe.

    Les politiciens commencent eux aussi à montrer des signes d’inquiétude. Le président français Nicolas Sarkozy se plaint régulièrement des effets néfastes d’une volatilité excessive des taux de change et a demandé que cette question et les conditions monétaires internationales en général soient en tête de l’ordre du jour du G20 lorsque la France en assumera la présidence en novembre prochain. La rhétorique du président français suggère qu’il rêve de nouveaux accords internationaux sur les taux de change, voire, pourquoi pas, d’une nouvelle monnaie de réserve internationale.

    Certaines paroles se sont traduites en actes. A partir de mars 2009, la Banque nationale suisse est devenue la première banque centrale occidentale à vouloir influer sur le taux de change de sa monnaie par des interventions. Les autorités helvétiques s’inquiétaient de l’appréciation du franc suisse, face à l’euro en particulier, et sont intervenues massivement pour tenter de faire baisser son cours.

    Il est toujours difficile, même en rétrospective, de déterminer l’efficacité d’une stratégie interventionniste. Les Suisses ont toutefois fait état d’une perte de 14 milliards de francs suisses au premier semestre 2010, sans être parvenus à empêcher l’appréciation du franc. Cet épisode, suivi de très près par les autres banques centrales, a tendu à renforcer le point de vue des sceptiques quant à la capacité des autorités monétaires à contrôler les taux de change.

    Où en sommes-nous aujourd’hui ? Nul doute que les discussions se poursuivront, au sein du G20 et ailleurs. Le problème sous-jacent reste que même si les banques centrales et les ministères des Finances sont mécontents de la volatilité excessive des taux de change réel et nominal, ils ne sont pas sûrs de savoir ce qui la provoque. Ils pensent peut-être qu’au long terme, les parités refléteront l’évolution du coût unitaire de la main d’ouvre. Mais le long terme peut être vraiment long et l’influence des flux de capitaux spéculatifs peut se faire sentir fortement et sur la durée.

    Pour ces raisons, les adversaires de l’intervention restent majoritaires. Même s’ils admettent que l’Asie a connu une situation différente, ils l’attribuent à des marchés de capitaux différents. Ils reconnaissent toutefois que dans certaines circonstances, une intervention, ou du moins la volonté d’intervenir, peut être efficace mais seulement à condition que d’autres conditions annexes existent.

    En particulier, un pays qui compte intervenir doit faire la preuve qu’il détient des réserves de change colossales et qu’il est prêt à s’en servir. Un engagement politique sans faille en faveur de l’intervention est également nécessaire, ainsi qu’une volonté explicite d’accepter les conséquences de l’intervention sur les conditions monétaires, avec notamment un taux d’inflation plus haut ou plus bas que souhaité, pour un certain temps en tout cas. Et il est probable qu’il faudra envisager un contrôle des taux de change, en particulier sur les flux de capitaux à court terme, de manière permanente ou occasionnelle.

    Ces conditions ne s’appliquent pas spécifiquement aux pays occidentaux. Les Suisses ont des réserves de change considérables, mais sont tellement interconnectés avec les marchés de capitaux mondiaux que le contrôle des taux de change n’est pas une option réaliste. La plupart des autres pays occidentaux, les Etats-Unis et la Grande-Bretagne en particulier, ne sont pas en mesure d’investir massivement pour maintenir un taux de change donné. Les marchés londoniens attendent depuis 18 longues années que la Banque d’Angleterre se manifeste sur leurs écrans, et je crains qu’ils devront attendre encore un peu.

    Howard Davies, ancien directeur général de la Banque d’Angleterre, est directeur de la  London School of Economics. Son dernier ouvrage, rédigé en collaboration avec David Green, est : Banking on the Future: The Fall and Rise of Central Banking (Tabler sur l’avenir : la grandeur et décadence des banques centrales – ndlt.)

    Copyright: Project Syndicate, 2010.
    www.project-syndicate.org
    Traduit de l’anglais par Julia Gallin

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  • L’analysede Jean-Marc Vittori

    Mandelbrot, l’homme qui aurait pu sauver la finance  

    Vous habitez depuis longtemps une belle maison. Mais un jour, un géologue frappe à votre porte. Il a étudié le sol : les fondations sont pourries. Il montre d’ailleurs des fissures. Et des bouts de plafond sont déjà tombés. Que faites-vous ? La réponse est évidente : vous tentez de consolider les fondations. Et si ce n’est pas possible, vous allez vivre ailleurs. Dans la finance, il s’est passé la même chose – en bien pire. Un mathématicien, Benoît Mandelbrot, a montré il y a près d’un demi-siècle que ses fondements étaient erronés. Les habitants de la maison finance lui ont claqué la porte au nez. Ils ont bâti des dizaines d’étages supplémentaires. La maison s’est effondrée, précisément à cause de ces fondements erronés. On la reconstruit. Sur les mêmes fondations ! Le mathématicien nous a quittés le 14 octobre dernier, mais les financiers devront fatalement l’écouter un jour.Benoît Mandelbrot était un génial touche-à-tout. Né en 1924, fils d’un fripier juif lituanien et d’une doctoresse émigrés en Pologne, il fuit le nazisme dans les années 1930. La famille Mandelbrot débarque à Paris, où l’oncle Szolem, arrivé en 1920, est mathématicien (il enseignera au Collège de France à partir de 1938). Le jeune Benoît s’initie aux maths. Il est reçu à Normale sup, mais il quitte l’école pour aller à Polytechnique au bout de deux jours – il ne supporte pas l’enseignement trop formaliste du groupe Bourbaki. Le jeune chercheur passe une décennie en France à travailler sur les probabilités. Mais il peine à trouver sa place dans un pays où l’on aime bien mettre les gens dans une case. Il part aux Etats-Unis, où il est embauché par le laboratoire d’IBM. Dans la liberté, il s’épanouit. Il cherche à identifier des structures mathématiques dans la transmission du signal, la forme des nuages, la taille des villes, la côte bretonne ou le débit des rivières. De ces recherches naîtront des objets géométriques étranges, les fractales, où la même structure se répète de l’infiniment petit à l’infiniment grand.En voyant une courbe des cours du coton, Mandelbrot a un choc. Il y a du fractal là-dedans ! C’est l’occasion de revenir aux problèmes de répartition qui l’avaient turlupiné en France. Et la répartition des risques se situe au cœur de la finance, puisque le métier du financier consiste à transporter de l’argent dans l’espace et dans le temps, en évaluant le risque associé.Pour comprendre le regard porté sur le risque financier, il faut remonter au début du XIXe siècle. Un autre touche- à-tout génial des maths, l’Allemand Carl Gauss, étudie le mouvement des astres. Mais il y a des erreurs de mesure. Pour les neutraliser, il cherche à en comprendre la répartition. Il suppose que leur distribution « normale » se compose de très peu de grandes erreurs et de beaucoup de petites. Cette courbe en cloche restera comme la « courbe de Gauss ». Elle s’applique dans de nombreux domaines. Au milieu du XIXe siècle, le Belge Adolphe Quételet, l’un des fondateurs de la statistique, montre que la taille des conscrits suit une courbe de Gauss – peu de nains, peu de géants, beaucoup d’« hommes moyens ». Au tout début du XXe siècle, le Français Louis Bachelier l’importe dans la finance. Il conclut sa thèse titrée « Théorie de la spéculation » en ces termes : « Le marché, à son insu, obéit à une loi qui le domine : la loi de la probabilité », qui est une loi de Gauss.Benoît Mandelbrot n’est pas d’accord. Dans les années 1960, il passe ses journées à la bibliothèque de New York à constituer des séries de cours boursiers (coton, actions de chemin de fer au XIXe siècle…). Il bâtit un modèle, rédige un opuscule. Succès immédiat. On le contacte de partout, il est invité à donner un cours d’économie à Harvard. Mais le succès est de courte durée. Les statisticiens rejettent en bloc ses conclusions, qui ébranlent tout leur édifice fondé sur la loi « normale ». Et puis un modèle concurrent émerge au début des années 1970. Il a été forgé par deux professeurs de Chicago, Fischer Black et Myron Scholes. Il présente au moins quatre avantages. D’abord, ses auteurs sont honorablement connus dans la communauté universitaire, alors que Mandelbrot est aux marges du système. Ensuite, le modèle est simple et rentre donc facilement dans des ordinateurs aux capacités alors limitées. Et puis il est fondé sur la loi de Gauss, largement acceptée. Enfin, il promet le bonheur, puisque les grosses catastrophes sont par définition exclues. Le succès de Black et Scholes est colossal. Leur formule entre dans les ordinateurs, les calculettes, les modèles des régulateurs. Myron Scholes aura même le Nobel d’économie en 1997, après le décès de Black. Sept ans plus tôt, le même prix avait récompensé Harry Markowitz et William Sharpe pour leur « théorie du portefeuille », fondée elle aussi sur la courbe gaussienne.Dès lors, Mandelbrot était, selon son propre terme, un survivant. Pourtant, toutes les décennies, un séisme montre qu’il avait raison. Le krach boursier de 1987, qui le pousse à travailler à nouveau sur la finance. La faillite du fonds LTCM, qui a failli provoquer un effondrement de la finance mondiale en 1998 alors qu’il fonctionnait sur les principes de Black et Scholes – ce dernier étant même l’un de ses associés ! Et enfin l’incroyable enchaînement qui a culminé avec la faillite de la banque Lehman Brothers en 2008. Le point commun de ces tempêtes est précisément celui qui avait été souligné par Mandelbrot : le risque extrême est largement sous-estimé. Un jour ou l’autre, il faudra rebâtir toute la finance sur des fondations plus solides, sur une évaluation du risque plus réaliste. En attendant, tous ceux qui réfléchissent à cette question du risque se réfèrent au « Cygne noir », de Nassim Nicholas Taleb, un best-seller paru en 2007. Ce livre est dédié « à Benoît Mandelbrot, Grec parmi les Romains ».Jean-Marc Vittori est éditorialiste aux « Echos ».


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